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Camden gara la voiture quelques mètres plus loin puis en descendit. Le jeune Taylor et moi-même en firent de même et nous nous dirigeâmes, d'un assez bon pas, vers les lieux du crime. Je me demandais bien ce qu'un prétendu para-practicien pouvait trouver à une affaire dans ce genre, à moins que mon jeune ami soit particulièrement exhibitionniste -ce qui ne m'aurait guère surpris.

A cette époque, j'avais tendance à penser que les personnages de son acabit n'étaient préoccupés que par l'idée d'imposer leur science et de prétendre, preuves ésotériques à l'appui, à l'apaisement des familles mais aussi à la recherche du criminel ou du disparu. Le personnage que je rencontrai alors fut l'un des éléments me persuadant du contraire.

- Oh non ! C'est pas vrai mais... je rêve !
- Ce... c'bien c'que j'essayâ d'vous dire, M'sieur Camden... il est là lui aussi...

Et le petit garçon s'expliqua brièvement sur le fait que, lui aussi, avait voulu voir les lieux du crime et qu'ainsi il y était allé tôt ce matin, qu'il avait vu débarquer ledit personnage et qu'il avait couru aussi vite que possible pour l'en avertir. Ce après quoi ils se retrouvaient tous ici.
Je ne voyais pas encore bien comment ce personnage de longue stature, terriblement maigre, au visage et au teint falot pouvait encore inquiéter mon nouvel ami.

Ce n'est que lorsque je l'aperçus s'approchant de lui, et ce dernier l'accueillir sur un sourire courtois et même trop familier, que je compris très vite : ces deux hommes se connaissaient. Camden nous avait laissé à l'écart volontairement et c'est bien la chose sur laquelle il devait compter pour que, justement, elle me mette la puce à l'oreille. Je me dirigeai donc vers eux sur le sourire le plus enfariné qui soit, adressant un regard à l'un comme à l'autre avant que mon coeur ne rate un battement. Arrondissant des yeux comme des soucoupes, je compris très vite les liens qui unissaient ces deux curieux personnages.
De visage ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. L'un était sans doute plus grand, le visage plus creux et plus mûr, mais ils étaient semblables, les mêmes mimiques, les mêmes tics de parole, la même lueur dans le regard qui les rendait, de part l'éclat fugitif de leurs yeux -clairs pour le plus grand et sombres pour le plus petit-, indubitablement différents de nous. Ils me rappelaient certains hommes de foi qui, par l'ouverture à leur religion et leur dévouement, avait ce je-ne-sais-quoi de clairvoyance dans leurs pupilles... c'était assez spectaculaire.

L'interlocuteur de Camden haussa les épaules en milieu de conversation et reprit de l'air le plus naturel du monde :

- Ma foi, ils ont fait appel à moi, Cam'. Qui puis-je ? Ça fait depuis hier soir que ça dure...

L'étrange personnage remarqua ma présence mais ne s'en offusqua nullement. Un agréable sourire accompagna le salut qu'il me fit et il enchaîna, sans la moindre animosité :

- C'est aussi simple que ça. Maintenant, ils s'attendent à ce que je les en débarrasse.

Et le petit garçon qui était avec moi, quant à lui, n'avait pas dit son dernier mot. Il se plaça à côté de Camden et lui fit face pour lui tenir d'étranges affirmations :

- Oui. J'ai entendu un journaliste en parler ce matin. Des coups, des chutes d'objet et même des tremblements freinent la progression d'l'enquête des flics.

Et l'autre d'ajouter, magnanime :

- C'est à peu près cela, oui. Dès que Sir et Lady Flemington sont rentrés chez eux et ont découvert le cadavre de Mademoiselle Livingstone, ils ont commencé à entendre des coups violents dans la charpente de leur maison et affirment avoir vu des meubles trembler. Lady Flemington est une femme pieuse, influente au sein de sa paroisse. Elle a jugé utile d'en informer quelqu'un en mesure de l'aider...

Camden réagit :

- Et c'est, bien sûr, sur toi que cela est tombé, n'est-ce pas ?

L'autre dirigea un regard alentours.

- Et sur qui d'autre, pardon ?...

Mon compagnon ne répondit pas, laissant la chance à son interlocuteur de s'effacer, prétextant avoir "beaucoup à faire". Camden poussa un profond soupir tandis que ce dernier s'éloignait en compagnie de policiers, échangeant quelques paroles à voix basse, avant de pénétrer la maison à nouveau. Je vis ce jeune homme serrer les poings puis tourner les talons, rapidement suivi par le petit livreur de journaux qui s'efforçait de lui faire entendre raison. Nous revînmes jusqu'à la voiture.

- Mais enfin, M'sieur Camden, c'est pas votre faute ! Il a été plus rapide, c'est tout.
- Et quand bien même aurais-je été là. Il a le monopole...
Je ne pus m'empêcher d'intervenir. A force d'être littéralement semé et ballotté dans leur petit monde, j'en perdais mon latin. Je demandai :

- De qui s'agit-il et pourquoi vous ne pouvez pas intervenir ?

Ses yeux auraient été des revolvers, je ne serais plus en mesure de vous parler en cet instant...
Il ouvrit la portière de sa voiture, s'installa en travers de son siège et reprit d'une voix qui laissait présager qu'il trimballait toute la misère du monde :

- Il s'agit d'un des plus grands médiums de Londres, Monsieur Humphrey. Un exorciste, hey oui, qui a eu tôt fait de se créer des relations au sein même de l'Église et qui travaille également en relation avec Scotland Yard. On l'appelle dès que l'affaire est trop "épineuse".

Et avant que je ne dise quoi que ce soit :

- Vous voyez qu'il n'y a pas que les crédules qui nous prennent au sérieux...
- M'sieur Niegel, enchaîna le jeune Taylor, a résolu, en quatre ans qu'il bosse comme exorciste, pas moins de 200 affaires dans tout l'pays !
- Et c'est mon frère, acheva Camden sur une grimace. Ce à quoi je ne pus m'empêcher de m'exclamer :
- Votre frère ?
- Oui, mon frère. Mon grand frère.

Je n'ajoutai rien, réellement subjugué. Pourtant, mille et une questions se bousculaient dans ma tête, brûlant de franchir mes lèvres. Mais je gardai le silence.
Le désarroi de ce jeune homme était tel que lui avouer mon admiration devant ce personnage eut été plus que déplacé... D'ailleurs, je n'avais pas besoin de le relancer pour qu'il parlât de lui-même :

- Mon frère, Niegel Elmore, partage le même don que moi. C'est ainsi et cela nous est arrivé étant enfants. J'ai poursuivi des études en psychologie et Niegel en droit. Il y a quatre ans, il a ouvert un cabinet et s'est installé en tant qu'exorciste. A cette époque, j'en fus surpris, réellement, puisqu'il n'attachait aucun intérêt à son don. Mais j'ai ensuite compris. Mon frère est soutenu par l'archevêque de Canterbury, lui-même très lié au Cardinal de Londres. Dans un sens, il travaille pour eux...
- Mais, du coup, intervins-je, pourquoi vous ne travaillez pas ensemble tous les deux ?
Il eut un rictus bien amer.
- Travailler avec Niegel ? Il ne peut supporter que lui-même et tout ceci est terminé depuis bien longtemps. Nous avons choisi tous deux des chemins différents. Puis c'est une longue histoire, vous savez...

Je restais néanmoins perplexe. Le fait que ce garçon cherche à battre de ses propres ailes, et ce sans l'appui d'un frère haut placé, me laissait rêveur et j'avais encore du mal à comprendre ce qui les opposait ainsi tous les deux. Mais il fallait avouer qu'en une seule matinée je venais d'ingurgiter plus d'informations et d'événements sensationnels que dans toute ma longue vie et que, sans doute, ma tête n'en accepterait pas davantage.
De plus, force est de l'admettre à défaut de l'avoir fait à l'époque, je commençais à y croire. Et je savais qu'il n'y aurait plus aucun moyen de revenir en arrière.

Camden poussa un dernier soupir et embrassa la scène de crime du regard, comme à regret. Il s'apprêtait à jeter sa trousse, côté passager, lorsque quelque chose, je ne sais quoi, traversa son esprit. Je vis cette lueur significative traverser ses yeux sombres puis lui, détalant comme un lapin, en direction de la maison noire de policiers. Je tendis un regard au petit livreur et, sans attendre, rejoignit rapidement mon compagnon, le laissant ainsi tout seul. Bah ! Ce môme retrouverait son chemin.

Nous arrivâmes à hauteur du cordon de bobbies et nous avouâmes quasiment vaincus lorsque l'un d'entre eux nous signifia que nous n'avions strictement pas le droit de pénétrer les lieux. Mon pauvre ami avait beau se débattre comme un beau diable, brandir sa carte de para-machin-chose, il n'en restait pas moins que l'accès nous était complètement proscrit. Complètement ? Pas tout à fait. Une voix traînante et véhémente assura que nous étions "avec lui" et fit s'effacer le jeune planton qui s'excusa d'un signe de tête. J'ai horreur des bobbies. J'ai horreur des flics en général et vous saurez un jour pourquoi. C'est donc avec un large sourire que je passai devant lui, le saluant avec force bonnes manières. Sans se démonter, Camden gravit les marches, trousse à la main, exactement comme un docteur chez son patient. Niegel l'accueillit un sourire radieux aux lèvres, arquant son bras pour obtenir audience.

- J'espère que tu mesures là la fleur que je te fais...
- Je n'ai pas besoin de le mesurer, Niegel, ça se voit à ton sourire de gros niais.
- Si tu veux que je t'éjecte de la partie, il n'y a qu'à continuer dans cette voie.
- Oh, tu serais trop heureux !...
- Gentleman, intervint un homme d'une longue et haute stature aux cheveux blancs, gentleman, je suis très heureux, oui, très satisfait que vous puissiez intervenir en ces lieux... Cependant, ma maîtresse est terriblement éprouvée. Est-il possible que je parte dans l'arrière-cour pour lui préparer du thé ? Les feuilles que je garde se trouvent dans la serre.

Je crus bien éclater de rire en voyant le visage similaire au poil près des deux frangins, réellement stupéfaits qu'on leur parle de thé et de plantes apaisantes alors qu'ils étaient en plein conflit. Je gageai donc qu'il s'agissait du majordome, un homme, somme toute, agréable de paroles, strict de mise, honorant les traditions de la domesticité avec une certaine ferveur. D'autres de mes amis auraient appelé ça avoir un "balai dans le cul" mais j'étais désormais dans d'autres sphères pour m'autoriser ce genre de pensées. Surtout que j'étais arrivé en Rolls... il était temps d'assumer deux ou trois choses. Niegel fut le premier à répondre :

- Faites, Monsieur Floyd, faites donc.

Et l'homme d'opiner du chef une dernière fois, de les remercier et de passer par une petite porte située à la gauche de l'entrée dans laquelle nous venions de mettre le pied. D'ailleurs, elle se composait comme suit : à notre droite, un imposant salon, faisant aussi office de salle de piano.

A notre gauche, dans un coin, vers le haut, cette fameuse petite porte par laquelle Monsieur Floyd venait de disparaître et, tout à côté, une autre pièce qui s'apparentait à un bureau. Devant nous, un large escalier menant aux étages supérieurs et dans lequel des policiers, à demi courbés ou à quatre pattes sur le tapis, relevaient encore quelques traces de débris de porcelaine et de bois. Je voulus m'approcher un peu mais l'absence de Camden et de son frère attira davantage mon attention...

C'est dans ce même bureau que je vis, pour la première fois, l'inspecteur chargé de l'enquête et la famille du disparu. C'est d'ailleurs vers ce policier que Niegel se tourna tout naturellement, tout prêt qu'il semblait être à recueillir encore quelques informations.
En effet, Lady Flemington était très éprouvée. C'était une belle femme, digne, gracieuse, au visage ferme mais qui dégageait un certain charme Nordique. Ses cheveux blonds, au chignon défait, pendaient le long de sa nuque et de ses épaules. Ses yeux, d'un bleu céruléen, tranchaient nettement avec le rouge de ses joues et de ses paupières gonflées par les larmes. Elle ne répondait plus que par signes de tête et son mari, assis tout près d'elle, lui tenait la main pour ne pas qu'elle chavire. C'était sur elle que l'inspecteur était le plus concentré. Un personnage, lui aussi, tout en longueur mais plus épais et solide que les autres, dénotant quelques origines autres qu'anglaises. J'en aurais mis ma main à couper. Son visage était comme celui de Lady Flemington. Les traits fins mais pourvus d'une certaine droiture et fermeté.

Des cheveux blonds coiffés en brosse, tel un militaire, et des mains qui, pour sûr, m'auraient étalé au premier round.
Curieusement, et sans trop me venter, nous faisions quasiment le même gabarit. Sauf que j'étais sans doute moins costaud. L'inspecteur poursuivit :

- Se peut-il qu'il ait pris quelques habitudes sans vous en parler ? Comme... partir chez un ami ? Ou encore partir en compagnie d'un adulte qui aurait pu faire partie de votre entourage ?

Lady Flemington éclata, serrant son mouchoir avec rage :

- Mais comment voulez-vous qu'un enfant de huit ans prennent des dispositions ? Comment ? De plus, personne de mon entourage ne pouvait vouloir l'enlever ou même l'emmener sans notre permission. C'est... c'est...
Grotesque ? Oui, j'aurais bien voulu le dire à sa place. Comment cet homme pouvait-il songer un seul instant que ce gosse était libre et indépendant à ce point ? Enfin ! On ne parlait pas d'un morveux de Whitechapel. On parlait d'un môme des beaux-quartiers, d'un bourgeois. Ah oui ! Un enfant comme le petit Taylor aurait pu faire ce genre de coup, mais pas un gosse de riches, jamais.
- Inspecteur Amberleigh ? Demanda Niegel, puis-je vous parler un instant ?

Et avant que celui ne réponde :

- C'est vous... c'est vous, Monsieur Elmore ?

Lady Flemington aurait été envoûtée par un charme quelconque que je n'en aurais pas été étonné. On aurait dit qu'elle était en transe, tout abandonnée à lui, soupirant des "enfin... enfin", comme si sa vie ne reposait plus qu'entre ses mains.
Niegel, point surpris, se baissa à sa hauteur et lui répondit avec une tendresse que je n'avais tout d'abord pas soupçonnée chez un personnage aussi glacial. Il répondit :

- Lady Flemington. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour...
- Il est là, je sais qu'il est là...

Et son regard, un peu fou, de balayer furtivement l'ensemble de la pièce.

- Je le sens... je sens sa présence...

Je me rapprochai de Camden pour observer sa réaction et il semblait, étrangement, aussi détendu que son frère. Pour sûr ! Cette femme-là avait été droguée ! Elle serra, dans ses mains longues et fines, celle de son interlocuteur, et reprit d'une voix blanche :

- Je sais qu'il déplace les meubles pour que je l'entende, que je remarque sa présence, je le sais. C'est mon fils, je le sais. C'est Nathan, c'est lui ! C'est certain. Vous comprenez, vous, Monsieur Elmore, vous comprenez ? Oui, ça ne peut être que lui. Et il est mort. Il veut que je sache, il le veut. Je le sais, je suis sa mère, je le sens. Je le sens.

Camden quitta immédiatement la salle et je crus, un instant, que le spectacle de cette pauvre femme délirante ne lui était plus supportable. Pauvre garçon. Niegel était resté. Arrimée qu'elle était à ses mains, comment aurait-il pu en être autrement ? Il se montra très compressif et c'est en lui laissant le temps de se retrouver un peu qu'il enchaîna d'une voix prompte mais définitivement maîtrisée :

- Madame, qui que ce soit, quoi que ce soit, j'obtiendrai des réponses. Vous avez ma parole. Si je suis ici, c'est pour faire tout le mystère sur cette affaire. Ne craignez rien, vous pouvez me faire confiance.

Et son regard bleu de se diriger sur un Sir Flemington plus silencieux et blême que jamais.

- J'y arriverai, soyez-en sûr.

Puis il réussit enfin à échapper aux mains de cette pauvre femme et à son délire puis s'éloigna, aussi naturellement, aussi simplement qu'il était venu.