Raziel observait le crépuscule qui teintait le ciel de pourpre et d'orange sanguin. Il était appuyé contre le montant de la fenêtre, guettant l'horizon. Derrière lui, sur le lit qui serait maintenant le sien, se trouvait un sac de voyage, à peine rempli. Il avait pris le strict nécessaire. Il avait laissé derrière lui tout ce qui était futile et non-indispensable. Il était parti précipitamment, sous l'ordre de son père. Ses doigts se crispèrent sur le chambranle en bois. Ses mâchoires se serrèrent et ses dents grincèrent les unes contre les autres. Il n'avait pas besoin de fermer les yeux pour revoir son père poser ses mains de part et d'autre de son visage, plantant ses prunelles ambrées dans les siennes. Il commençait déjà à se transformer quand il lui avouait à demi-mot qu'il avait commis une erreur impardonnable. — Ils savent, Raziel. Ils savent. Et ils vont venir me chercher. Pars. Pars loin. Car même si je suis le plus sanguinaire d'entre eux, je ne pourrais rien faire contre le destin qui m'attend. — Une lueur de tristesse était passée dans ces yeux qui n'avaient déjà plus rien d'humains. Raziel, affolé, avait voulu lui demander ce qu'il s'était passé, pourquoi toute la meute était après lui. Mais les mots ne parvenaient pas à s'échapper d'entre ses lèvres alors qu'il voyait son père, Bolverk de la meute de Londres, se transformer et s'apprêter à combattre pour sa vie. Il ne comprenait pas. Anton Whitney avait toujours été fidèle à la meute, même s'il restait parfois dans l'ombre... Alors qu'avait-il bien pu avoir fait pour subir un tel courroux de la part de leur Ulfric ? Il était resté figé, un long moment, jusqu'à ce que son père ne grogne après lui pour le faire bouger. Il s'était mis en pilote automatique et avait rassemblé quelques vêtements, avait laissé tout ce qui était informatique. Il n'aurait de toute façon plus personne à contacter quand il serait parti. Pas une seule fois, il n'avait regardé en arrière. Ça ne servirait à rien à part à lui faire encore plus mal. Qu'est-ce que son père avait-il bien pu faire ? Il était parti, sautant par la fenêtre de sa chambre, courant s'en s'arrêter. A travers Londres, on l'avait regardé comme s'il était devenu fou. Certains le reconnaissaient. Après tout, il était Raziel Whitney, fils du grand scientifique. Il avait déjà maintes fois accompagné son père à des galas de charité. Que faisait-il là, à courir comme un dément, dépareillé, avec un baluchon sur l'épaule, comme s'il avait tous les chiens de l'Enfer à ses trousses ? Il était arrivé à l'aéroport, avait pris le premier billet d'avion qui lui permettait d'aller aussi loin que possible le plus rapidement. Bâton-Rouge, lui avait-on dit. Alors il s'était envolé pour Bâton-Rouge.

Raziel se détourna du spectacle qui se déroulait à sa fenêtre pour faire les cents pas dans cette chambre minuscule. Il avait été habitué à plus grand, tellement plus grand. Il donna un coup de pied rageur dans le pied de son lit, qui se fissura et craqua. Le jeune loup retint un juron et passa ses mains dans ses cheveux, les agrippant fermement comme s'il voulait les arracher. Il n'avait cessé de se demander quelle était cette erreur fatale qu'avait commise son père. Si celui-ci avait toujours vécu plus ou moins en retrait de la meute, il avait toujours été fidèle. Alors pourquoi tous les loups qu'il connaissait depuis son enfance venaient pour le châtier, définitivement ? Il tournait comme un lion en cage. Quelle erreur l'avait poussé à faire fuir son fils ? Qu'est-ce qui pouvait bien entacher une famille entière ? Quelle sorte de trahison pouvait faire tomber la rage sur l'enfant qui n'avait rien fait en plus d'un père coupable ? Pourquoi ceux avec qui il avait grandi se retournaient maintenant contre lui ? Raziel se laissa tomber sur son lit qui lui fit part de son mécontentement avec un grincement prononcé. S'il se sentait peiné d'avoir perdu son père, couard d'avoir fui plutôt que d'avoir combattu à ses côtés, il était encore plus honteux et méprisable à cause de la faute que son père avait commise. Il se sentait déshonoré. Comme si son père lui avait volé son honneur, son avenir dans la meute en ayant fait ce qu'il avait fait. Le pire était qu'il ne saurait jamais pourquoi il avait du fuir.

Fuir sa vie, son passé, les bons côtés comme les mauvais. Ces derniers se mélangeaient d'ailleurs parfois allégrement. En effet, Raziel se souvenait d'une anecdote en particulier. Il se revoyait, dans une salle de bal. Tout le gratin de Londres avait été invité. Toute la meute, ou presque, y était conviée, évidemment. Le jeune loup était paré de son plus beau costume, un noir profond avec les coutures en fil doré. On aurait presque pu dire que c'était un bal costumé. D'ailleurs, Raziel avait revêtu ses cuissardes de cuir, noires elles aussi. Un masque doré dissimulait à demi son visage. Il distribuaient des sourires malicieux à la ronde, entendait les soupirs des jeunes demoiselles en retour. Pourtant, tout était dans la manipulation et la séduction. Il y avait là des humaines, des sorcières, des nécromanciennes et même quelques médiums, en plus des louves. C'étaient ces dernières qui l'intéressaient le plus, même s'il s'amusait à charmer tout ce qui tombait sous son regard bleu acier. Il slalomait entre les danseurs, ne s'arrêtant à peine que pour saluer une connaissance. Ses cheveux d'un blond sombre étaient retenus en arrière par le noeud qui maintenait son masque en place. Son regard accrocha celui d'une jeune demoiselle, plus loin. Même à cette distance et dans cette tenue qui lui ressemblait guère, il pouvait la reconnaître. Eleana Whitney. Elle était des plus ravissantes dans sa robe blanche parsemée de perles rouge sang. Le loup passa sa langue sur ses dents, fendant la foule pour la rejoindre. Cela faisait longtemps qu'ils se chamaillaient, se lançaient des piques, luttaient tous les deux. Des frère et soeur de meute. Raziel savait qu'elle aspirait à reprendre le poste de Bolverk lorsque son père serait mort. Être proche de ses amis, encore plus de ses ennemis, disait le proverbe. Car si Raziel s'amusait de la compagnie de la jeune louve, il l'avait aussi à l'oeil, au cas où. Oh, bien évidemment, il était en ligne droite sur le trajet qui la mènerait à son but ultime, donc si elle devait commencer à mettre au point son plan, elle passerait forcément devant lui... Mais prudence est mère de sûreté, comme on dit. Eleana avait remonté ses mèches blondes et brunes en un chignon sophistiqué, ses yeux bleus envahis par une lueur d'ennui qui fut vite chassée lorsqu'elle repéra à son tour Raziel. Si elle est assurément la plus belle de la soirée dans sa robe à corset, et si elle évoluait avec elle avec le plus de grâce possible, Eleana n'en était pas moins habituée à porter des tenues plus confortables que ce genre de robe encombrante. Un tee-shirt, un short fait dans un vieux jean, et une paire de basket étaient sa tenue habituelle. — Mademoiselle me ferait-elle l'honneur d'une danse ? — Un rire léger s'échappa d'entre les lèvres de la jeune femme mais elle glissa néanmoins ses doigts fins entre ceux, plus durs, du loup. La pleine lune était pour bientôt. Le lendemain à vrai dire. Là, ils danseraient une tout autre danse, bien que la bestialité couvante se fasse ressentir au travers la grâce de leurs pas sur la piste. Ils tourbillonnaient entre les autres danseurs quand Eleana se dressa sur ses escarpins à talons plats pour venir parler à l'oreille de Raziel. — Demain, toi et moi, dans la clairière derrière la maison... — Il put presque l'entendre sourire d'un air cruel. — ... Je vais botter ton petit cul de bourgeois. — Leurs prunelles se croisèrent. Raziel put lire, dans celles, glacées, de la louve, que ce n'était pas une nouvelle bataille, un nouveau jeu entre eux. Non, c'était un vrai duel. Elle semblait avoir mis en marche son plan pour obtenir le fruit de sa convoitise. Le jeune homme lui rendit le même sourire. — Quand nous en auront fini, tu demanderas ma clémence et tu m'offriras ton ventre, ma chère. —
Raziel ferma les yeux. Il se souvint de l'intensité de leur combat. Il avait encaissé un redoutable coup de griffes qui lui avait presque mis le coeur à nu. Mais, à un moment, il avait saisi une opportunité. Il ne savait même plus comment Eleana avait pu commettre une faute pareille. Elle lui avait tourné le dos. Juste une fraction de secondes. Juste un peu, si peu de temps. Pourtant, il avait réussi à placer un coup décisif. Il pouvait encore sentir la chair, les muscles, les os, se dérober sous ses griffes acérées. Il lui avait tranché la colonne vertébrale juste au dessus du bassin. Une plaie béante ouvrait son dos. Il aurait pu l'achever. Ça aurait été si simple, maintenant qu'elle ne pouvait plus bouger... Pourtant, il l'avait épargnée. Il avait assuré sa place au dessus d'elle. Et elle mettrait sûrement un moment avant de s'attaquer de nouveau à lui. D'abord, il lui faudrait guérir. Elle avait fini par retrouver l'usage de ses jambes, pourtant, avant qu'il ne quitte la meute, Raziel s'était bien rendu compte qu'elle avait encore un peu de mal. Elle boitait encore parfois. Le jeune loup serrait et desserrait le poing, comme s'il sentait encore les chairs s'ouvrir. Puis, il s'était levé d'un bond de son lit. Ça ne servait à rien de ressasser le passé. Il s'était emparé des codes des comptes en banque que son père avait ouvert en Suisse, de son blouson en cuir et était sorti de son appartement étudiant.

Mais tout cela, c'était il y a quelques mois déjà. Il était arrivé à Shreveport un peu avant la rentrée de l'université en septembre. Maintenant, si ces préoccupations flottaient encore dans son esprit, si la peur de se faire retrouver était toujours là, il en était détourné par le fait qu'il ne s'était toujours pas présenté à l'Ulfric local, les cours à apprendre et toute l'atmosphère de la faculté. Il se retrouvait souvent au centre des conversations, bien qu'il ne le cherchait pas. C'était certes gratifiant, mais ça lui retombait toujours sur le museau. Les bagarres s'enchaînaient. Principalement avec les autres étudiants. Mais il y avait cette fille : Lucy Riddle. Elle le cherchait sans cesse, comme s'il représentait quelque chose qu'elle abhorrait complètement. C'était une chose de se battre contre les garçons, de devoir retenir sa force un minimum pour ne pas trop les abîmer... mais se battre contre une fille... C'était autre chose. C'était étrange comme il avait pu se battre avec Eleana et d'autres louves de sa meute et que ça ne lui faisait rien, autant avec Lucy, c'était différent. Parce qu'elle était humaine — du moins en partie — ? Ou était-ce parce qu'il ne voulait pas commettre la même erreur qu'avec Eleana. Il avait failli la paralyser à vie... Et une humaine, même médium, ne pouvait assurément pas survivre à un coup comme il en avait porté à la louve. Mais, après tout, il ne combattait pas toutes griffes et dents dehors, n'est-ce pas ?