La première grave erreur que commit Chris Underwood et qui lui coûta ultérieurement la vie, fut d’épouser Sylia Mulligan. Lui, borderline habitué à bouger à travers les États-Unis, aux origines floues et réputé pour son manque d’éloquence. Il se méfiait des bavards comme de la peste, détestait la complaisance sous toutes ses formes et respirait une droiture à l’ancienne qui posait d’autant plus question dès que les yeux se tournaient vers sa jeune épouse. Elle, sorcière de naissance au passé tout aussi trouble, arriviste et ambitieuse, et qui, à défaut de pouvoir révéler sa nature, toute la profondeur de ses passions et ses névroses à son époux, s’enferma dans une manie du secret et un culte de l’apparence qui posa les premières pierres d’une fange qu’on qualifierait sans prendre de pincettes d’immonde. Impossible de savoir ce qui avait bien pu réunir ces deux-là. Peu de famille pour en juger, disséminée aux quatre coins du pays. Lui céda pour ses yeux nuageux, son élégance et le contrôle absolu qui émanait de sa personne. Elle se surprit à aimer la solidité mais également l’influence qu’elle possédait sur ce géant aux cheveux sombres, à la mâchoire aussi dure que leurs prises de bec régulières.
Sylia désirait un enfant. C’était son obsession, depuis longtemps. Se rêvant à la tête d’une famille nombreuse, elle désirait procréer et donner naissance à une lignée, sinon influente, du moins conséquente et pouvant jouer la puissance du nombre. C’était sans compter les reins défaillants de son époux, qui tarda à satisfaire son caprice. Elle désirait plusieurs filles. Ne naquit qu’un unique fils à qui elle avait donné son regard, mais dont la ressemblance qu’il partageait avec son père lui déplut singulièrement. Probablement dès les premières secondes, la relation malsaine que connaîtraient sans paix ni fin l’enfant et la sorcière était instaurée, inéluctable. Sylia ne s’en rendit évidemment pas compte, aveuglée par un cerveau malade et par sa magie qu’elle brimait autant que possible pour ne pas éveiller les soupçons d’un mari suffisamment absent pour lui permettre, de temps à autre, de s’adonner à quelques sortilèges en désespoir de cause. Néanmoins, loin de calmer ce manque, cela ne faisait qu’accroître la sensation de malaise, la douleur qui la brûlait et qui la consommait presque tout autant que sa pratique excessive de la magie noire le ferait plus tard.

Ce fut le début d’un parcours du combattant. Chris Underwood battait la campagne, rarement présent. Travaillant pour une petite compagnie d’assurance, son poste l’obligeait à naviguer fréquemment à travers plusieurs États voisins, pendant que Sylia n'officiait qu’une petite vingtaine d’heures par semaine, dans une boutique  de fringues minable à Shreveport, qu’ils avaient rejoint après avoir laissé Bâton-Rouge derrière eux. Le reste du temps, elle se consacrait à son fils, qu’elle détestait laisser entre d’autres mains que les siennes. Elle avait compris qu’Eoghan n’était pas né sorcier comme elle, et savoir que cet état de fait était aussi rare que naturel ne l’empêcha pas de sentir germer les premières graines de mépris pour cette descendance qui, elle le pressentait, ne répondrait pas favorablement à ses espoirs. Toutefois, elle ne perdit rien de sa volonté de fer, et se mit en tête de l’éduquer dès le plus jeune âge. À peine sut-il lire et écrire l’anglais qu’elle le plongea dans les arcanes d’une langue latine qu’elle connaissait sur le bout des doigts. Si son époux avait soupçonné ne serait-ce que d’un sixième toute l’étendue de son savoir, jamais il n’aurait laissé le gamin aussi souvent à la disposition du bourreau maternel. Ses retours à Shreveport donnaient fréquemment lieu à des scènes conjugales dont fut témoin Eoghan aussi loin que sa mémoire puisse le porter. Sa mère crachait tout son fiel, toute sa frustration et toute sa rancœur au visage d’un homme qui ne comprenait absolument pas le mal qu’il lui causait indirectement. Elle lui crachait sa peur, également.
Sa peur qu’il découvre ce qu’elle était en train de faire de leur fils, qu’il aimait sincèrement. Elle s’acharna alors à briser toute tentative de relation construite entre eux deux, cherchant à déstabiliser son compagnon en permanence, sans repos. Sa possessivité à l’égard d’Eoghan, elle ne la cachait à personne. Ses rares « amies » étaient particulièrement choquées de sa manie à vouloir le garder toujours à portée de vue, sans se douter qu’il s’agissait d’une surveillance absolument indispensable pour éviter que ne se produise un accident irréparable. Elle sentait l’aura de son fils qui fourmillait, ce qui lui procurait un maigre réconfort. Quelque part, elle devinait déjà leurs différences en matière de magie. Il ne serait jamais aussi doué qu’elle. Elle serait éternellement une figure du modèle inatteignable, du moins se plaisait-elle à le croire. Se rassurait-elle aussi, en un sens. Des accidents, il y en eut.  Sans gravité, éludés d’un simple sourire, d’une parole badine. Rien qu’un parent sorcier ne peut affronter avec bon sens. Pourtant, en dépit de tout son sérieux à protéger cet enfant qu’elle aimait presque malgré elle, Sylia nourrissait encore davantage cette rancœur qui alimentait son organisme aussi sûrement que son cœur y faisait pulser le sang. Les relations du couple continuèrent de se dégrader, au fur et à mesure que Sylia considéra la demeure comme son territoire personnel.

Sylia poussa son mari à bout tant qu’il persista à tenter de jouer son rôle de chef de famille. La bataille était perdue d’avance pour lui, mais il s’en voulut longtemps après s’être souvenu que quelque chose n’allait pas avec le gosse. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise en sa présence, sans pour autant vouloir rompre les liens avec son fils. Ses nerfs le décidèrent néanmoins à quitter le navire définitivement, aidés par une lassitude trop puissante et par une lâcheté qu’il sous-estimait malheureusement. Ce fut le début du calvaire pour l’apprenti sorcier. Prisonnier de l’amour tordu et possessif de sa mère, réifié et condamné à une obéissance sans faille, elle n’attendit pas une heure pour lâcher le lest, la bride qui contenait ses pouvoirs depuis trop longtemps. Débuta une orgie pour elle, une aliénation mentale pour lui. L’école était le seul endroit où il pouvait souffler un peu. Gamin silencieux et réservé, il intriguait et inquiétait ses premiers enseignants, qui ne manquaient pas de s’en confier ouvertement à la mère. Elle éluda toujours poliment les questions et les doutes, s’empressant de verrouiller sa porte à l’extérieur. Chaque soir était prétexte à apprendre, à comprendre. Eoghan se souviendrait d’ailleurs toujours de la véranda familiale, à l’abri des regards indésirables, face au jardin et loin, bien loin de la route et des regards curieux.
Il se souviendrait des iris scrutateurs et attentifs de Sylia, prête à élever la voix à la moindre défaillance, mais conservant le zest de patience nécessaire pour le pousser toujours vers l’avant et aiguiser son esprit comme ses facultés. Elle ne voulait pas d’un médium comme fils. Elle en ferait un sorcier. Un sorcier puissant en magie noire. Elle était certaine de lire au fond de ses prunelles ce qui luisait dans les siennes, aveuglée par son but égocentrique et relevant de l’enjeu capital pour elle. Sa fierté était de mise. De l’échec de son garçon, elle en ferait une affaire plus que personnelle. Il est d’autant plus terrible qu’elle n’ait jamais eu personne d’autre à impressionner qu’elle-même. Et cela, même Eoghan l’avait compris. Les autres ne comptaient pas. N’existaient qu’eux, leur bulle de secrets, de bizarrerie et d’étrangeté.

La pression, permanente et trop lourde pour un enfant de cet âge, se répercutait à travers ses cauchemars, terribles. À huit ou neuf ans, il se remémorait quasiment toujours les songes malsains qui avaient hanté son sommeil une fois le jour levé. De son côté, Sylia commençait à soupçonner qu’elle ne ferait pas de lui un mage noir. Il était trop sensible, trop émotif. Dans l’amour qu’il éprouvait pour elle, qu’il éprouvait pour la vie-même, comme dans la violence de certains de ses gestes et de la façon avec laquelle il la contemplait, parfois. Une violence muette qui, un jour, muerait pour devenir autre chose. Elle détestait lire chaque jour la transformation qui s’opérait en lui. Lente, reptilienne. Il commençait à lui répondre, à poser des questions. Beaucoup de questions, qui ne concernaient pas toutes les enseignements qu’elle s’acharnait à lui enfoncer dans le crâne.
Disciple studieux et endurant, il n’en demeura pas moins très tôt insolent et particulièrement têtu, comme s’il décelait que quelque chose ne tournait pas rond chez celle qui craignait de perdre toute l’emprise soigneusement bâtie autour de lui. De peur, mais aussi de colère, elle en vint aux brimades physiques, à l’intimidation, voire à l’humiliation. Le culte des anciens dieux devint le prétexte suprême pour la craindre autant qu’il était de son devoir de les respecter et de les vénérer. Par un procédé subtil de manipulation psychologique d’une rare cruauté, elle se substituait presque à ces entités immortelles, souhaitant prendre aux yeux de son fils l’aura même d’une divinité qui aurait toujours la mainmise sur son avenir, sur ses choix. Combien d’heures passées à genoux sur les graviers de la cour, le soir tombé ? Combien de génuflexions, de prières empressées et balbutiées dans la crainte de ne pas les prononcer avec suffisamment de ferveur ? Les repas supprimés. Les gifles. Les remarques acides qui vrillaient jusqu’au fond de son âme d’enfant qui commençait déjà à noircir. Pour ne pas dire à rougir.
Il se sentait devenir mauvais. Il sentait qu’elle tentait de lui arracher une part de lui qu’il avait à peine eu le temps de saisir, de palper. Eoghan se savait différent. C’était une évidence, chaque jour qui le voyait fréquenter ses camarades. On le pointait du doigt parce que ce qu’il dégageait était déjà dérangeant aux yeux des autres. Pas assez d’innocence. Trop d’acuité dans ce regard d’adulte, clair comme de l’eau, qui semblait pouvoir lire dans vos pensées alors même que vos lèvres étaient restées closes. Les moments de paix et d’harmonie entre Sylia et Eoghan devenaient de plus en plus rares. Et de plus en plus précieux. Les seuls moments agréables qui resteraient ancrés en lui seraient réduits aux premières potions. À la confection des premières amulettes. C’est également la seule fois qu’il entendit parler de son aïlleule, une arrière-grand-mère acariâtre dont il ne restait plus que quelques ossements, soigneusement conservés par sa mère. Elle était particulièrement douée en matière de concoctions, et s’efforça de transmettre ce virus à son fils. Alors, à force de quelques confidences, de timides éclats de rires et de quelques tentatives ratées, l’enfant pardonnait tout. Même ce qui faisait mal. Surtout, ce qui faisait mal. Chaque exercice réussi, c’était quelques minutes en récompense glanées aux alentours. La découverte de sa passion touchant à la dévotion pour toutes les créatures rampantes. Sylia surveillait de loin, curieuse et séduite par l’aisance d’Eoghan à effacer sa peur face à elles, mais ne s’interposa pas entre ce qui deviendrait très vite une passion et lui. Chaque sorcier avait ses lubies, après tout.

Eoghan rencontra la petite Johanna Andros à l’âge de 10 ans, lors d’un festival de jazz. Son père faisait partie de l’orchestre, célèbre saxophoniste de la région, aussi noir que son épouse était blanche. La petite métisse issue de leur union chantait suffisamment bien pour obtenir l’opinion unanime de l’assemblée sur son talent indéniable en la matière. Ils sympathisèrent tous les deux, cavalcades qui paraissaient bien étranges à celui qui perdait l’habitude de côtoyer des enfants de son âge. Profitant d’une minute d’inattention de la part de sa mère, ce fut l’une de ses plus belles journées de liberté, cette année-là. Elle était frappée par l’aura de solitude qu’il dégageait. Lui aimait ses manières simples, son rire stupide et son inventivité. Elle aimait courir aux abords du bayou, comme lui, et ne craignait pas de toucher aux araignées, aux serpents, ni de se salir. Elle était plus dégourdie que les autres filles de son âge. Leur affection, palpable, plaisait aux parents de la gamine autant que Sylia l’abhorrait, voyant dans cette vulgaire humaine une distraction de plus pour Eoghan.
Comme si le reste du monde ne lui en proposait pas assez. Pas de trêve entre la mère et le fils, malgré le cadeau de son premier athamé, deux ans plus tard. Néanmoins, il ne sous-estima pas l’importance du présent. Et sa signification. Le sang. L’appel du sang, de tout ce qu’il impliquait. Le dégoût que Sylia ressentait à initier son fils aux bribes de magie rouge qu’elle possédait, consciente qu’elle ne pourrait le guider seule, tant sur la voie de l’esprit que sur celle de cette magie qu’elle méprisait. Il lui faudrait un support. L’une des futurs membres de ce que l’on appellerait un jour la Tenebrae lui vint en aide et prit sous son aile Eoghan. L’étau se renforça alors sur le jeune sorcier, conscient de devoir redoubler d’efforts avec la dénommée Jill, étrange praticienne bien plus pédagogue que Sylia.
Elle le guida là où l'autre n'avait pu le suivre, l’exhorta à s’ouvrir au monde extérieur, au monde de l’éthéré et de l’impalpable. Elle lui apprit à se faufiler dans l’esprit des gens, à ne pas avoir peur de violer ce que certains considéraient être le dernier sanctuaire. Inviolable ? Non. Rien n’était inviolable pour eux. Rien d’humain, en tout cas. Elle lui enseigna à puiser dans l’inconscient et toutes ses réserves d’horreurs, profitant de son mental d’adolescent naissant pour en souffler sur les braises. Très tôt, elle alluma en lui une envie de stupre, un rapport dérangé au corps et à la chair. Elle lui permit également d’attiser ses appétits pour la communication avec les esprits, chose qui le terrifia en premier lieu. Il ne souhaitait pas devenir un nécromant, mais simplement exploiter cette capacité qui trouvait visiblement un certain écho en lui.
Les escapades nocturnes dans les cimetières et autres lieux portant les stigmates d’une atrocité, il ne les compta bientôt plus. Il s’habitua, pourtant. Comme l’on finit par s’habituer à tout. La fréquence de ses cauchemars diminua peu à peu. Lors des séances qu’il partageait avec Jill, au faciès sévère mais qui avait au moins le mérite de comprendre sa nature sans la juger, il respirait mieux, libérant sans plus de honte son affection pour cette forme de magie qui échappait totalement à sa génitrice. Il y eut quelques conversations au sujet de la magie noire. Délicates. Répétées à Sylia, qui redoubla de rigueur et d’exigence sur sa maîtrise des langues anciennes. Elle désirait lui inculquer la connaissance des runes jusqu’au bout, sans lacune, sans latence. Et finit par y parvenir, quelques années plus tard.
À l’âge de 13 ans, les sentiments qu’il éprouva pour Johanna changèrent, réciproques. Les jeunes gens nouèrent une relation rêveuse et passionnelle, loin de toute romance excessive, mais qu’ils percevaient comme terriblement vraie. Insensible à la jalousie de sa mère, Eoghan y recueillit quelques gouttes d’oxygène, tandis que Sylia répétait inlassablement que l’adolescente ne ferait que retarder son enseignement. Mais il persista. Elle se sentit rapidement dépassée, mais ne s’attendait pas à ce que le coup de grâce vienne de Chris Underwood lui-même. Lors d’un passage à Shreveport en 1996, lors duquel il en profita pour revoir son fils, il fut frappé par la croissance de ce dernier, et les changements qui s’étaient effectués en lui. Le teint presque maladif, les traits hantés, rapidement figés dès que l’ombre de son ancienne épouse apparaissait, il craignit que son fils ne dépérisse totalement s’il ne reprenait pas rapidement les rênes de sa paternité. Inconscient de la situation, il s’en ouvrit à Sylia, espérant pouvoir déboucher sur une conversation adulte et un résultat satisfaisant pour eux deux. Et surtout pour Eoghan. Ce dernier ignorait quoi ressentir face à ce père qu’il avait voulu haïr pour son abandon pur et simple. Mais il l’aimait.
Malgré ses absences. Comme il avait continué d’aimer sa mère, envers et contre tout. Celle-ci ne laissa pas passer sa chance, et décida de tuer en secret celui qui ne représentait plus qu’une épine fichée dans son talon. Elle raconta plus tard à son fils qu’elle lui évita toute souffrance inutile. Piètre dédommagement. Peu rongée par le remords, elle dut affronter la réaction violente d’Eoghan, qui crut à une nouvelle défection de la part de son père. Il prit le parti de se réfugier de plus en plus au-dehors, dans sa passion pour Johanna,  pour toutes les créatures vivantes qui lui offraient mille et une possibilités, surnaturelles ou non. Il écouta Jill. Il s’ouvrit au reste du monde.

À 15 ans, ils franchirent le pas. Dans une bâtisse vide et poussiéreuse, derrière la maison familiale des Andros. Une libération pour le sorcier qui peinait à contenir son secret face à Johanna. Il ne savait pas combien de temps leur histoire durerait. Il n’était pas sûr de vouloir le savoir, en réalité. Il sut simplement que s’ouvrait pour lui un univers différent, et comprit toutes les insinuations de Jill sur le sexe qu’elle lui avait susurrées pendant des mois. Bien en deçà de la réalité. De plus en plus autonome, il n’attendait plus l’inévitable harcèlement de sa mère pour commencer à pratiquer de lui-même les arcanes de son art. Dès qu’il n’était plus mis sous le joug de l’obligation, il se révélait avec plus de naturel, plus d’instinct. Il tentait de réveiller ce qui dormait encore au fond de lui.
Sa mère et lui s’éloignèrent durant cette période. Il la voyait bien se mettre à fréquenter d’autres sorciers, partager l’étreinte d’un Cercle. Magie noire, toujours de la magie noire. Les années qui suivirent, il ne put manquer de percevoir l’effervescence des proches de Sylia. Certains visages devinrent de plus en plus familiers, même s’il les soupçonnait de ne pas concevoir que des pensées positives à son égard. La tentation de venir se heurter au mur de leurs pensées pour y distiller les siennes sans faux-semblant était souvent grande, mais il se forçait à y résister. Il rasait les murs, sortait de plus en plus tard le soir, commença à fréquenter les abords de quelques bars malfamés et porta son regard sur d’autres femmes. Et cependant, il aimait Johanna. Profondément. Ou du moins, c’était ainsi qu’il concevait l’amour. L’attachement qu’il éprouvait pour elle était puissant, et surmontait bien des choses.
Mais pas sa magie. Il n’aurait renoncé à ses dons pour rien au monde. Il lui suffisait de se plonger dans un simple sort de confinement, dans la préparation d’une potion, pour que son image se trouble quelque peu, pour qu’il en oublie sa peau couleur caramel, ses mèches indéfinissables et ses yeux de chat dont il ne s’était jamais lassé. Quant à ses études, il les délaissa petit à petit, se contentant de rester dans la norme pour ne pas attirer l’attention sur lui. Il ne désirait pas sortir de la masse, se distinguer. Il prenait le pli de jouer à l’adolescent lambda, au bon élève américain, au péquenaud de Louisiane par excellence, alors qu’il mettait parallèlement un terme à son apprentissage des runes et qu’il savait parler le latin couramment. Il ne se destinait à rien de particulier dans le monde des hommes. Il se contentait d’éprouver à son égard une certaine hauteur, que lui avait transmise sa propre mère sans qu’il ne s’en aperçoive. Les retombées atteignaient Johanna, qu’il le veuille ou non. Les disputes éclatèrent, de plus en plus violentes, de plus en plus douloureuses pour tous les deux.
Elle n’était pas stupide au point de ne pas saisir que quelque chose lui échappait chez celui qu’elle aimait encore avec innocence. Ses parents, eux, l’incitaient à se méfier d’Eoghan de plus en plus. Il n’était plus le petit garçon réservé et aux abords timides qui partageait ses courses avec elle dans le bayou. Il était devenu sombre,  presque intrusif, sans jamais que l’on n’eut pu s’expliquer en quoi… Sa première erreur, à elle aussi, fut de dédaigner leurs avertissements. Elle ne tarderait pas à le payer de sa vie.

Le 18 octobre 2000, quelques jours après avoir franchi la barrière de ses 18 ans, Eoghan claquait des dents, prêt à vomir tant l’odeur du sang, puissante, en devenait écoeurante. Il devinait la présence de Jill qui avait surveillé avec attention la moindre de ses réactions. Sa mère, à ses côtés. Et les autres. Il y était. Et ce qu’il ressentait était une bouillie infâme et sans saveur, faite de soulagement, de satisfaction à se sentir pleinement intégré dans la secte encore jeune. Libéré. Le terme n’aurait pu être plus juste, plus exact et plus concis pour représenter ce qu’il éprouvait maintenant. Maintenant que la lumière l’avait déserté, au point de consentir à ce sacrifice qui, quelques mois plus tôt encore, lui aurait paru presque inconcevable. Presque. Sylia exultait, victorieuse et satisfaite. Et si son fils ne comprit pas immédiatement les conséquences subies lors de ces prochaines années, il ne manquerait pas de s’en apercevoir très rapidement. Le manque, la solitude, le remords qui ne tarderaient pas à chatouiller son sommeil, à troubler sa quiétude et à balayer tous les arguments judicieux placés çà et là par tous ceux qui avaient encadré cet adoubement terrifiant. L’idée qu’il n’aurait plus à présenter des preuves de sa formation, du chemin qu’il emprunterait à l’avenir, ne l’avait pas encore pleinement atteint que sa génitrice succombait aux premières affres inquiétantes de sa magie noire.
Un cancer du sein la terrassa en effet un an plus tard, et eut presque raison d’elle. La maladie et la douleur qui la rongeaient la rendaient plus cruelle, plus dure et plus bestiale que jamais. Il y eut de nombreuses crises d’hystérie, autant dûes à l’impuissance de celle qui se sentait pourrir de l’intérieur qu’à sa haine de devoir recourir aux soins d’Eoghan. Il pratiqua plusieurs fois les barrières de feu sur elle. Brefs succès. Lorsqu’il s’employait à la soulager ainsi, il voyait les prunelles posées sur lui changer. La reconnaissance y avait chassé le mépris. Toujours éphémère, mais c’était mieux que rien. Ces moments étaient douloureux pour eux deux. Il y avait alors tout le sentiment de gâchis des dernières années qui s’exhibait, dans le silence et l’intimité de la chambre maternelle. Tout l’éclat moribond de cette relation ambivalente qui n’irait jamais nulle part. L’une des rares fois où ils s’échangèrent les mots tendres et spontanés, un peu ridicules, qui font des liens du sang une vérité inaliénable. Elle survécut donc à l’été 2001, plus amaigrie et affaiblie que jamais, mais déjà décidée à reprendre du poil de la bête. Sa santé reprit en même temps que les frêles espoirs d’Eoghan fondirent. Les divergences revinrent à la charge, toujours plus violentes. Il éprouva plus durement le pouvoir des mots face au fiel de Sylia qu’en toute une vie de sorcellerie.
Au bout d’un an, penser à Johanna ne lui faisait plus mal, conscient d’avoir embrassé une voie, de détenir une personnalité peu propice aux relations saines auxquelles elle aspirait. Ce n’était qu’une humaine. Une humaine comme les milliers d’autres. Aucune importance.  

En 2003, après avoir cumulé quelques années de petits boulots aux alentours de Shreveport, Eoghan décida de rassembler ses économies pour sauter sur une occasion juteuse. Il racheta l’animalerie qui était à céder par l’ancien propriétaire, bien décidé à y installer son propre commerce de reptiles. Il se fournit tant en espèces propres à la Louisiane qu’en spécimens divers et variés, faisant fi des faibles protestations de Sylia, qui voyait dans cet entreprise la concrétisation d’une lubie qui allait trop loin. Elle comprenait que les derniers grappins lancés sur lui perdaient leur accroche, les uns après les autres. L’atmosphère, plus irrespirable que jamais, poussa le jeune homme au-dehors, à courir de femmes en femmes, à affiner ses connaissances et à respirer loin de ces murs qui commençaient à le rendre sérieusement claustrophobe. Il savait qu’il devait attendre encore quelques mois avant de partir, saisissant tous les moyens de découcher pour tenir. La haine qui régnait en lui émoustillait sa magie chaque fois qu’il pensait à sa mère. C’est que les choses allaient de plus en plus loin. S’ils s’interdisaient formellement d’utiliser leurs pouvoirs pour blesser l’autre – règle de déontologie jamais exprimée à haute voix mais curieusement acquise pour eux deux –, ils en vinrent aux coups. Sans pitié. Coups de griffes, gifles, crachats et verre brisé. Tous les coups étaient permis. C’est dans ce contexte que Sylia sortit sa plus belle arme, qu’elle avait affûtée pendant des lustres, attendant le bon moment pour la lui jeter à ses pieds et observer le résultat. Elle lui avoua que son père ne s’était pas évanoui dans la nature, mais qu’elle était responsable de sa mort. Il ne demanda pas comment elle s’y était prise. Il sut simplement que l’envie de la tuer elle ne s’était jamais présentée aussi puissante, aussi… concrète. Il aurait pu le faire, il en était certain. Il aurait pu. Il était plus fort qu’elle physiquement, bien plus fort. Mais il craignait le retour. De sa part, dans un soubresaut d’instinct de survie, mais également de la part de la Tenebrae. Il n’y aurait pas de place pour un meurtrier dans leurs rangs. Encore moins un meurtrier qui décimait les fidèles. Les imprécations remplacèrent le sang. Il la maudit mille fois, elle et tous les sévices qu’elle lui avait infligés avec un plaisir certain. Sylia n’eut pour toute réponse que ses convictions profondes. Elle avait sa conscience pour elle, et avait fait ce qui était de son devoir. Elle l’avait élevé comme il aurait dû l’être. Rien de plus, rien de moins. Il n’y aurait jamais d’excuse.
Deux semaines après cette confrontation, Eoghan avait rassemblé ses affaires pour quitter la maison familiale, y abandonnant certains de ses cauchemars les plus vivaces. Il gagna Galloway Boulevard, se prenant très vite d’affection pour ses loyers commodes, l’insécurité ambiante qui y régnait. Le lieu parfait pour lui. Il ne craignait rien. Discret, s’employant à faire vivre son commerce avec rigueur, et passant ses nuits dans des tourbillons faits d’alcool et de sexe. La vie devenait belle. Sauf durant les réunions. Sylia, blessée par le départ de son enfant qu’elle s’ingéniait à renier sur tous les toits, lui construisait une réputation infernale au sein de la secte. Beaucoup n’y prêtèrent pas le flanc, connaissant les tendances de la sorcière à se vautrer dans toutes formes d’exagération. Mais certains la crurent. Il apprit donc à raser les murs parmi ses propres congénères, évita de se lier plus que nécessaire et se sentit rapidement placé en porte-à-faux. Il craignait la cabale, l’estimait dangereuse pour son présent comme pour son avenir. Et si on aurait été bien en peine de le désigner comme responsable d’une quelconque faute, il continuait de s’y sentir mal à l’aise. En fuyant la compagnie des autres, il se mettait d’ailleurs lui-même en danger. Un esprit aussi instable que le sien n’était pas fait pour rester seul, à ressasser et ruminer des projets de vengeance qui n’iraient jamais au bout. Il y eut nombre de doutes, de questions sur la légitimité de quitter les lieux, de rejoindre un autre État. De redémarrer. Mais on ne redémarre pas une vie à 25 ans. Du moins, pas pour lui.
Sauf quand la Révélation s’y met.  

Il en était qui n’auraient jamais pu prédire la Révélation. Eoghan était de ceux-là. Il sous-estimait grandement le culot de certains, et eut du mal à réaliser la portée du changement. Déchiré entre deux avis contradictoires, il conçut d’abord une considérable rancune à ceux qui exposaient ainsi sans demander leur opinion une bonne part du monde surnaturel aux yeux curieux et avides des humains. Le sorcier ne cessait de sentir croître son mépris passif pour eux, et la nouvelle donne n’améliora pas les choses. De nombreuses questions se posaient là, et lorsque l’afflux de CESS commença à se faire remarquer dans la région, il envisagea  même de mettre les voiles, sans se résoudre à quitter le nid douillet qu’était devenu pour lui son quartier. Il commençait tout juste à vivre à peu près correctement, sans avoir à se demander chaque mois s’il serait capable de payer son loyer. Et il appréciait ce confort-là. Il aimait sa vie de reclus dans son foutu deux-pièces qu’il revendiquait fièrement comme SON territoire. Là où aucune emmerdeuse ne posait jamais les pieds. Personne d’autre que lui n’entrait à l’intérieur, jamais. Surprotégés, il considérait en effet les lieux comme un véritable sanctuaire. Rien de particulier à cacher. Il préférait simplement sortir que laisser rentrer. Toujours. Et les temps qui couraient n’étaient pas pour le faire changer d’opinion là-dessus. S'il avait déjà été confronté à quelques créatures au cours de son existence, la nouvelle donne le poussa à se méfier des réactions émanant de tous les partis. Confrontés à la Révélation, les esprits risquaient de s'échauffer inutilement, les conflits menaçaient d'éclater à tout moment, et un besoin de s'en prémunir se fit ardemment connaître. Se sentait-il plus menacé par les vampires que par les loups ? Il n’en savait rien, mais se mit en tête de s’armer par avance à l’aide de quelques rituels, ignorant s’il serait un jour capable de les mettre en pratique. Il ne pourrait pas attaquer, uniquement se défendre, et il s’agirait alors de bien préparer son coup. Il évitait d’en discuter avec d’autres membres de la Tenebrae, se tenant soigneusement en retrait de la secte dès qu’il n’était pas nécessaire pour lui de revenir au sein de la fange qu’était les siens. Il se contentait donc d’écouter les autres en parler, plus attentivement lorsque les événements s’enchaînèrent, à un rythme toujours plus soutenu. Peu à peu, les CESS l’inquiétèrent moins que les HA. Ces putains d’extrémistes, il ne les craignait pas. Inconscient du danger qu’ils représentaient, mais avide de pouvoir un jour régler ses comptes avec l’un d’eux. Mais pas tout de suite. Pas tout de suite.
Ses premiers faits de violence en lien direct avec la Révélation eurent lieu à la fin de l’année 2011. Une agitation qui ne présageait aucune fin agita tous les rangs sans distinction. Et alors qu’il se trouvait dans une période de vice particulièrement intense, Eoghan eut enfin l’occasion de tester le rituel du sang de pierre « grâce » à  un vampire un peu trop intéressé par son hémoglobine. La première morsure fut aussi désagréable qu’il l’avait imaginée, mais la satisfaction de tuer un immortel, elle, fut immense. Son sentiment d’insécurité ne cessa dès lors plus de croître. Sa parano augmenta, et ses manipulations psychiques sur les humains auxquels il était confronté dans l’intimité lui servirent d’exutoire. Godric se révéla à son tour, divisant le clan sur la question des répercussions sur ses membres. Pour Eoghan, ce ne fut qu’une opportunité supplémentaire de se méfier un peu plus de leur leader, dont il redoutait particulièrement l’opprobre. Tous ses sens lui hurlaient de l’approcher le moins possible, de ne rien confier, rien prononcer face à lui qui puisse un jour être manipulé et retourné en sa défaveur. Un sentiment d’extrême urgence le secouait chaque fois que le visage sévère du Gouverneur lui apparaissait. Sylia ne l’appréciait pas davantage, saisie de la même peur. Ce simple fait était pour lui une preuve suffisante. Si sa propre mère se montrait elle-même circonspecte en sa présence, alors il ferait mieux de l’imiter au moins là-dessus.
Et depuis deux ans, l’heure est à l’incertitude. Et à la reconstruction. L’ouragan fut aussi pénible à endurer pendant son passage (ce dû au climat d’extrême tension qui régna pendant que la population s’en abritait), qu’à l’après. Il perdit du temps et de l’argent à réparer les dégâts causés par les éléments, et crut pendant quelques mois de l’année 2014 céder à sa première impulsion et quitter définitivement Shreveport. Néanmoins, quelque chose le poussa à rester. Malgré le recensement qui attisa ses vieilles velléités de provocation. Malgré Sylia, jamais très loin. Eoghan comprit qu’il s’était pris à aimer cette ambiance chaotique. Il voulait être au cœur des choses. Partir serait un mal qu’il ne s’infligerait pas. Il s’était contenté de rester spectateur par peur des représailles de la secte. Mais plus la situation s’aggravait, moins il se sentait capable de conserver cette attitude. Car si la finalité de la Tenebrae était de faire planer le chaos sur toutes choses, il devait bien avouer se sentir en accord avec la doxa principale du groupe. Seul ou accompagné, peu importait.
La colère, il la ressent chaque jour plus intense, plus puissante et en nourrit la sienne.
Prêt à jouer double jeu, prêt à tous les excès pourvu que l’anarchie règne.  


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