C'était une journée comme les autres, tranquille et sans intérêt.
C'était une journée ensoleillée qui déclinait doucement tandis qu'une brise légère parcourait les bois. Saxen dévalait la route qui séparait son village de la ville la plus proche avec entrain. Perdu dans le fin fond du Wisconsin, elle avait aimé ce paisible endroit. Parfois, il lui rappelait même sa terre natale dont elle possédait de vagues souvenirs. Une petite pointe de nostalgie venait alors lui piquer le coeur, laissant cette impression de vide, de non appartenance. De déracinement.
Ses cheveux lui fouettaient le visage à cause du peu de vitesse qu'elle prenait sur le faux plat. Son vélo n'était plus tout jeune, mais il lui permettait de savourer les odeurs de la forêt. Sauvage et mystérieuse, peuplée d'animaux étranges. C'était un peu ce genre de lieu que l'on retrouve dans les films d'horreur de seconde zone. Sans le brouillard épais et le goudron mouillé.
Elle s'imaginait déjà retrouver ses colocataires, jeunes paumés, pour leur raconter la dernière bonne blague qu'on lui avait soufflé. Un sourire niais étirait ses lèvres quand elle vit une silhouette sortir du bas-coté. Les doigts posés sur les freins, Saxen hésita un quart de seconde. Continuer son chemin comme si elle n'avait rien vu et laisser le cerveau faire le reste. Occulter. Ou bien s'arrêter, demander à cette petite fille couverte de sang ce qui avait pu lui arriver. L'aider.

Dans un crissement de pneus, le vélo s'immobilisa au niveau de l'enfant et Saxen descendit, paniquée. « Que se passe-t-il, qu'est-ce-qui t'es arrivé ? » demanda-t-elle sans oser toucher la petite. Ses vêtements étaient imbibés d'une couleur entre le rouge et le marron tandis qu'une forte odeur flottait tout autour. Le visage complètement fermé, la petite fille regardait fixement droit devant elle. Saxen était lancée et, malgré son mauvais pressentiment, elle continua : « Qui t'as fais ça ? Qui t'as fais du mal ? ». Cette fois, elle fit glisser son sac à dos pour en sortir un téléphone. Ses doigts composait le numéro des secours quand la gamine sursauta, comme si elle venait de prendre conscience d'une menace qu'elle seule connaissait. Elle posa une main minuscule devant l'écran de l'engin et secoua la tête de droite à gauche, les yeux pleins de larmes. « Pas ça, s'il vous plait, pas ça. » supplia-t-elle en appuyant de plus en plus sur le téléphone. Sous la pression, Saxen la laissa saisir l'engin et resta coi. Quelque chose n'allait pas, son instinct lui sommait de s'enfuir le plus vite possible et pourtant, ses jambes restaient résolument immobiles. Elle avait mit la main dans un engrenage dont elle ne sortirait pas indemne. « Ma maman, ils ont attrapé ma maman. » souffla la petite en ouvrant de grand yeux. Puis, elle saisit la main de la rouquine et la tira vers les bois avant de répéter d'une voix déchirante « Elle va mourir, il faut venir, elle va mourir. ». Saxen, le coeur serré par l'appréhension, finit par suivre l'enfant en espérant vraiment que c'était une mauvaise blague, une simple chute ou un accident de voiture, quelque chose dont elle pourrait trouver une solution.
Elle ne sut jamais comment son visage se retrouva projeté sur un tapis de mousse humide. L'odeur de la terre sembla s'imprégner sur sa peau tandis qu'un écran noir voila ses yeux. Saxen perdit subitement connaissance, sans même ressentir la douleur qui parcourait sa nuque. Elle n'eut pas le temps de regretter cette rencontre et sa foutue envie de porter secours.

La vie de Saxen Peallow était composée d'une remarquable banalité. Elève moyenne, enfant plus discrète que sage, petite amie docile. Elle ne fut donc pas étonnée de ne rien voir défiler alors que son corps semblait flotter dans un liquide gluant et opaque.
En revanche, la jeune femme fut vraiment surprise d'être tirée de sa léthargie par le contact violent d'une eau glacée et bien réelle. Ses paupières étaient lourdes, son dos douloureux et ses bras meurtris. Saxen ouvrit les yeux sur une pièce sombre, glaciale et très sale. Elle mit un certain temps à identifier une cabane à la toiture défoncée d'ou perçaient quelques rayons blanchâtres. Il fait nuit pensa la rouquine en se tortillant dans tous les sens. Les battements frénétiques de son coeur l'empêchaient de penser calmement mais l'évidence lui perçait le crâne : elle était tombée dans un piège. Et alors qu'elle imaginait tout un tas de scénarios horribles ou elle ferait l'objet de viols et autres atrocités, la petite fille apparu dans un coin. Elle semblait grandie, la peau plus sombre et le regard bien vif. Saxen eut envie de parler, et même de crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
« C'est amusant, j'avais très envie de te tuer... Mais à présent, je veux jouer. » susurra l'enfant avec un sourire carnassier. Ses ongles étaient incroyablement longs et elle s'approchait à peu feutré, tel un prédateur qui a coincé sa proie. Saxen, complètement paniquée, balança de grands coups de pieds dans le vide avant de tomber sur le coté pour ramper. Cette fois, sa gorge s'était dénouée pour mieux gémir de frayeur alors qu'elle se traînait contre le sol. Une main velue lui saisit la cheville et le cri de Saxen ressembla à celui d'un petit oiseau abandonné. Pour la faire taire, la créature, qui ne ressemblait déjà plus à une fille, lui fourra quelque chose dans la bouche et une forte odeur de putréfaction s'empara d'elle. Le bruit d'os qui craquent et de gémissements qui se changent en grognements résonna dans la petite cabane alors qu'à travers l'ouverture du toit, la pleine lune semblait admirer la scène avec délectation.
Saxen perdit à nouveau connaissance quand elle comprit qu'on venait de lui mettre le cadavre d'un écureuil entre les dents et qu'elle servirait elle même de repas à la créature qui bavait sur ses mollets.


Saxen jeta un dernier coup d'oeil à sa carte routière. Shreveport, Louisiane, marquée en tout petit, presque invisible. Comme elle. En fait, elle avait entendue parler de cette ville à travers les journaux télévisés et quelques brides de phrases de certains camarades.
Le routier lui fit un petit signe de main et reprit la route dans une tempête de poussière et de cliquetis. Elle se contenta de sourire dans le vide en admirant les premières maisons qui perçaient le décor sauvage.
Son sac à dos lui faisait un mal de chien, principalement lourd d'affaires complètement futiles auxquelles elle s'était attachée au cours de son voyage. Ses baskets étaient marrons de saleté et de boue mais qu'importe, il lui fallait continuer. Depuis cette nuit ou elle avait faillit être dévorée, une seule chose ne cessait de venir la hanter : l'identité de la personne qui l'avait sauvé. Au milieu de cette forêt isolée, des ténèbres et devant le regard perplexe des prédateurs nocturnes, quelqu'un était venu à son aide. Elle s'était réveillée, la jambe ensanglantée et une douleur sans égal, mais bien vivante. Et de l'autre coté de la petite cabane reposait la dépouille d'une bête aux poils épais, la gueule énorme. Saxen était restée pétrifiée alors que, très lentement, le monstre devenait fillette. Égorgée, à demi décapitée, sans vie.
Saxen se souvenait très bien avoir deviné des traces de lutte et pourtant, personne ne la guida jusqu'au village. Son sauveur s'était volatilisé, comme s'il s'était simplement contenté de tuer l'enfant. La rouquine s'était presque noyée dans l'incompréhension alors qu'elle vivait les pires instants de sa vie : la transition de l'humain à la bête. Elle faisait dorénavant partie d'une communauté qu'elle ne connaissait pas, composée de créatures qu'elle imaginait sanguinaires et sans lois. Celles dont la révélation parlait. Celles dont elle n'avait jamais réellement prêté attention, au fin fond de sa campagne. Celles qu'elle aurait pu mépriser.

La rouquine fit quelques pas vers cette nouvelle ville. Une nouvelle croix sur sa carte, un nouveau point de recherche. Si elle avait choisi Shreveport, ce n'était pas complètement par hasard. Les paroles des membres de la première meute dont elle fit partie résonnèrent dans sa tête : la personne qui avait égorgé la fillette ne pouvait être qu'un autre loup. Alors, Saxen s'était mise en tête de la retrouver en vaquant désespérément de meute en meute. En réalité, elle avait tant bien que mal trouvé un sens à son existence et un moyen d'accepter son nouveau statut.
Avec un large sourire, Saxen pénétra dans le premier bar et commanda une pression. Elle avait peut-être un peu sous-estimé le conflit qui opposaient les races, tout comme la possibilité que sa présence ne soit pas forcément désirée n'importe ou... Sans compter qu'elle n'était pas vraiment au courant des nouvelles menaces qui planaient et dont elle pourrait être une cible idéale. Ce fut avec la plus grosse dose de naïveté que Saxen Peallow dégusta sa bière, le regard perdu sur la collection de bouteilles qui trônait sur un mur.