Il est des enfants qui naissent sans être désirés, dans l’adultère, la haine. Il en est d’autres qui sont aimés, pourris, gâtés. Et il y a ceux qui poussent leur premier cri dans l’indifférence la plus totale, le mépris de leur existence. Katarzyna fut de ceux-là, dont la mère, prostituée polonaise, survivait à peine dans le froid pays. 1922 fut l’année où un être chétif et fragile fut retrouvé aux portes d’un orphelinat miteux. Le sang forge ce que vous serez. Le sang est votre héritage, quoi que vous en disiez, en pensiez. Ce prénom lui fut accordé par une bénévole, associé à la royauté, la noblesse, la beauté… orpheline à la dénomination paradoxale. Les premières années on la trouva mignonne, tellement jolie pour l’enfant d’une fille de joie. Mais bien vite elle se trouva méprisée, non plus par ses origines mais par sa tendance à parler seule. Amis imaginaires ou réalité ? On la pensa bien rapidement folle. Une gosse folle que personne n’adopterait. La petite, elle, y croyait dur comme fer. Et pour cause, tous ces esprits qui tournaient autour d’elle ne cessaient jamais de lui trouver des occupations. Demandeurs. Qu’auriez-vous faite, à 10 ans, face à la mort ? Elle lui a ouvert les bras, s’éloignant des vivants pour observer les étrangetés d’une nature perturbante. En vérité, la particularité de cette enfant n’était pas tellement de voir l’invisible mais d’attirer l’inexplicable, invariablement. Comme les problèmes. Ses grands yeux bleus fascinaient, son innocence faisait fantasmer les mentalités perverses. Les vivants n’en voulaient pourtant pas, et elle fut forcée d’évoluer seule, au hasard des circonstances, quittant l’orphelinat à 18 ans pour se plonger dans l’unique univers qui lui semblait destiné : la prostitution. Telle mère telle fille, me direz-vous. Peut-être. Mais à peine eut-elle placé son doigt dans l’engrenage qu’une femme magnifique, accompagné d’un brun ténébreux, l’en extirpèrent. Katarzyna ne su jamais rien de sa nature première, plongée dans le monde vampirique avec fascination, Marquée par la blonde, par celle qui la traitait autant comme une fille qu’avec ambiguïté. Jamais elle ne fut plus heureuse que durant cette dizaine d’années. Jamais. Et tandis que le couple d’immortels s’étiolait, sa raison s’enfonçait dans le déchirement de ce trio étrangement lié.

1954. Katarzyna était loin de se douter du danger que représentait cette relation. Elle était loin de se douter que la Mort avait encore des vues sur elle, des vues sur son âme souillée par le sang des éternels.

Un membre blanc remuait difficilement dans la neige. Une main. Les doigts cherchaient une accroche solide sans que rien d’autre ne semble déranger le paysage glacé, bleuit par la lumière d’une ronde lune. Le silence n’était pas même brisé par un souffle et le vent froid se faisait absent, les branches des arbres dénudés restant ainsi immobiles, figées, comme la mort avait, momentanément, figé le corps clair qui s’extirpait du sol poudreux avec difficulté. Les flocons glissaient imperceptiblement de la longue chevelure blonde, argentée sous cet éclairage mystique, tandis que l’enveloppe charnelle s’animait, se redressait, à l’instar d’une créature de Frankenstein délivrée du néant. De dos, elle avait tous les airs d’une jeune femme à la taille fine et aux formes délicates, cependant lorsque sa tête pâle pivota sur le côté, elle avait déjà perdu tout de son charme, l’obscurité et la folie claire d’un regard affamé peignant son âme damnée. Le besoin impérial de sang naissait au centre de cette improbable renaissance mais l’inconnue se trouvait piégée, perdue au beau milieu de nulle part, enterrée comme un vulgaire animal, une erreur peut-être, la moins précieuse des trouvailles.

Son premier mouvement fut avorté, sa jambe droite prise dans l’interminable voile d’une robe de mariée dont elle ne comprenait ni la provenance ni l’utilité ; ne demeurait qu’un profond vide et la douleur de l’absence, cette rage naissante de la privation d’un besoin primaire, vital et non négociable. La silhouette lourdement écrasée dans la neige ne fit pas le moindre bruit, chaque son comme étouffé par le silence, et en dehors du faible grognement échappé de la gorge féminine, rien ne vint signaler une quelconque présence en ces lieux abandonnés. « Comment êtes-vous arrivée ici ?! » Le regard acier venait pourtant de se poser sur des chaussures masculines avant de détailler ce qui lui faisait face pour rencontrer le visage barbu d’un gardien bourru. Zone protégée ou non, cela n’avait pas la moindre importance, la réflexion ne se résumant qu’à la nourriture, qu’au battement de cœur tambourinant à son oreille aussi fort qu’une batterie jouant une frénétique mélodie. L’épouse diabolique n’eut qu’un vif déplacement à faire, un bond, pour atteindre la carotide humaine, percer la chair et faire affluer le liquide carmin entre ses lèvres porcelaine. Première jouissance infinie, fatal plaisir de la non-vie dans un décor aux allures si paradisiaque que du ciel l’on aurait remarqué la sombre couleur teintant la glace d’un pourpre répandu en fines traces laissées par la longue tenue de dentelle et de soie.

« Tu as été longue. » Elle était sans nul doute la femme la plus froide que la créature ait vu de sa courte existence, mais de cela elle n’avait aucun souvenir, pas plus qu’elle ne savait pourquoi elle s’était dirigée là, mariée sanguinolente avançant plus à l’instinct qu’à la réflexion. Les bras féminins vinrent l’entourer, malgré l’état discutable dans lequel elle se trouvait, et les deux peaux froides se rencontrèrent, se frôlèrent pour la première fois. « Je ne voulais pas te faire tant de mal, ma petite… mais je ne supporte pas qu’on me vole. Je te désirais, tu devais être mienne. » Etait-elle folle ? Sûrement. Toute son attitude respirait une démence assumée, une culture de l’excès. Les caresses pourtant, les deux mains placées sur sa taille, ne firent pas frémir le moins du monde la nouvelle-née, encore absorbée par le souvenir délicieux de son premier repas. « J’ai été un brin… expéditive. Pardon pour le coup sur la tête. » rit l’étrange femme alors que l’infante ne prononçait pas un mot, aussi silencieuse et immobile que la mort elle-même. Ses grands yeux bleus fixaient la flamme vacillante d’une bougie au dessus de la cheminée éteinte, et dans la pénombre, elle ne percevait pas plus le visage de sa créatrice que son ombre. « Aurais-je engendré une muette… ? » s’interrogea-t-elle finalement, contournant la jeune blonde pour lui faire face. Elle avait les yeux verts. De magnifiques yeux verts. A moins qu’ils n’aient été si noir qu’ils en reflétaient l’émeraude accrochée à son cou blanc. « J’aurais pourtant juré t’avoir donné le sang nécessaire, et plus encore… As-tu donc une quelconque imperfection… ? » Le visage se pencha sur le côté, et dans un mimétisme parfait, la ‘’petite’’ reproduit le geste. « Je l’ignore, Madame. » Souffla enfin la voix mélodieuse, cristal délicieux après le mutisme morbide. Un sourire satisfait s’étira sur les lèvres carmines de l’aînée, signe d’un plaisir indicible chez celle dont la froideur et l’absence d’émotions rationnelle lui donnait réputation de cruauté inconsciente. « Il te faut un nom. Que dis-tu de Carmilla ? J’ai toujours adoré ce cher Le Fanu et ses idées farfelues. Carmilla, Carmilla, cela sonne si bien ! Carmilla Leszczynska. » L’incompréhension se lisait dans les prunelles de celle que l’on voulait si abruptement rebaptiser, et ce pour une raison toute simple : elle cherchait à se remémorer son identité première. Quelle était-elle ? Il fallut quelques secondes pour que les rouages de son esprit embrumé se réenclenchent. « Mais… j’ai déjà un nom… et que m’avez-vous fait ? » Une moue contrariée venait de se dessiner sur les lèvres d’Anna, belle blonde aux traits juvéniles et intemporels. Elle eut soudain l’air de l’adolescente qu’elle était, au fond, à sa mort. « Ce n’est qu’un détail ! Katarzyna sera ton second prénom. Toute aristocrate en possède plusieurs. Tu commences une nouvelle vie, une vie sans fin ! » Et la moue redevint sourire lumineux, aussi lumineux que pouvait l’être celui, carnassier, d’une Vampire. Car telles étaient les deux femmes occupant le salon du manoir isolé. « Viens. Il faut te changer… et j’ai tant de choses à t’enseigner avant le lever du soleil… » Tant d’incroyables choses. Rebaptisée, l’infante fut détachée de son humanité, de son passé, cette nuit là, façonnée par les discours habiles d’Anna. Façonnée et fascinée.

Katarzyna, rebaptisée Carmilla, n’était pas totalement ignorante à l’époque, mais déchirée entre deux Vampires se livrant une stupide guerre passionnelle, elle en avait perdu la tête, et presque au sens propre. Marquée dix ans auparavant par Anna, elle s’était éprise d’un homme, de cet homme auquel était normalement mariée la Leszczynska, et la spirale infernale s’était poursuivie ainsi, délire permanent pour la pauvre enfant, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, le tout pour simplement satisfaire la volonté de vengeance des époux maudits. Anna avait gagné la bataille en obtenant du Maître Polonais la transformation de l’humaine, mais pour cela il avait fallut évincer l’époux, et assommer la capricieuse qui ne voulait de mal ni à l’un, ni à l’autre. Un coup violent sur la tête. Par colère le mâle avait vidé la chétive créature de son sang jusqu’au seuil de la mort, tailladant sans planter les crocs, sans y goûter, par simple plaisir sadique, narguant la princesse folle de rage, qui sur le champ avait donné de son liquide vital après avoir convenablement terminé le travail. Ses plans avaient été dérangés, abruptement dérangés, mais rien ne l’aurait faite renoncer. Elle aurait simplement voulu préparer la gamine à ce changement, et ne pas devoir l’enterrer dans la neige, précipitamment, pour pouvoir ensuite se débarrasser de son dérangeant mari. Crime passionnel. Une bête histoire de cul, disent encore certains. « Nous devons partir, ma douce… » Anna venait de sortir de ses pensées en constatant la présence de sa descendance, lui accordant un de ces sourires si rares. Ca n’était pas négociable et Carmilla le savait. Six ans. Voilà six ans qu’elle était devenue une créature de la nuit, reformant le puzzle de son existence avec difficulté, sur la seule base des dires de son Sire, loin d’être impartiale, loin d’être véritablement sincère. Elle s’était présentée comme sauveur, innocente victime d’un homme vicieux qu’elle avait aimé, et étrangement, les passages manquants étaient restés flous dans l’esprit manipulés, comme s’ils étaient gravés sur une vieille pellicule difficilement lisible. « Où allons-nous… ? » L’enthousiasme d’Anna se transmettait bien souvent à l’inexpérimentée qui se laissait facilement emporter, envoûter. « En Angleterre ! Londres me fait rêver depuis des années. » Les sixties à Londres, et des voyages, encore des voyages, esquivant les guerres et les dictatures pour se construire une vie florissante jusqu’à la dixième année vampirique de la si insatiable Carmilla. Son appétit pour le sang était sans nul doute égal à son besoin d’affection, et nombreuses furent les fois où elle joua de ses charmes pour obtenir nourriture et tendresse tandis que son cœur mort ne donnait que froideur et tombeaux.

« Je veux être libre, Anna… » La petite voix s’était faite hésitante, dans l’obscurité du salon Russe. L’interpellée avait vivement redressé la tête, détaillant l’autre blonde de la tête aux pieds. Vêtue d’une longue robe de velours noir, Carmilla soutenait les prunelles glacées de celle qu’elle considérait comme sa créatrice plus que sa mère, car après tout l’ambiguïté de cette relation rendait la chose plutôt incestueuse. « Tu n’as que seize ans, voyons… » Un froncement de sourcils accueillit cette remarque. Le calme plat qui régnait dans les lieux n’était qu’un signe de tempête à venir, car chacun savait combien cette chère Anna était impulsive, aussi violente que possible dés lors qu’elle entrait dans ses légendaires colères. « C’est parfaitement faux, vous le savez. Vous m’avez marqué avant même que je puisse comprendre toute la portée de cet acte. Il est temps que je profite de l’éternité. » Douloureuse vérité pour la possessive qui déjà montrait sa fureur, se déplaçant vivement pour étreindre cette traitresse à son cœur, la plaquer contre le mur le plus proche, enserrant son cou gracile avec férocité. « Jamais, tu m’entends ? Jamais. Tu es mienne. » Sienne. Carmilla en avait assez d’être sienne, elle voulait goûter à la non-vie comme n’importe qui, elle voulait apprendre à connaître d’autres Vampires, d’autres personnes, et n’être plus l’ombre d’une beauté fatalement folle. « Arrêtez… vous ne… » Si elle l’aurait réellement décapitée ? Nul ne peut vraiment l’affirmer. Les deux serviteurs de la maison firent l’erreur monumentale de vouloir séparer les deux créatures nocturnes par le feu, la femme embrasant la tenue d’Anna, l’homme la tirant vers l’arrière. L’infante fut tétanisée par le spectacle, le seul être auquel elle était attachée partant en fumée sous ses yeux écarquillés. Figée d’horreur, elle fut incapable de prendre une quelconque décision dans un premier temps, puis consciente des accusations qui pouvaient être portées à son encontre, elle élimina l’impudente pyromane, la vidant férocement jusqu’à la dernière goutte, laissant son cadavre se consumer auprès de la maîtresse des lieux. Le second mortel fut sauvé des flammes, pour une seule et unique raison : son témoignage serait nécessaire une fois le manoir remarqué et dépourvu de sa splendeur d’antan. Au prix de la Mort Ultime elle obtint l’objet de son désir, innocentée après une enquête en bonne et due forme : Anna avait déjà tenté, par excès de possessivité, d’éliminer ses infants, et deux avaient mystérieusement disparu. Le tribut fut cependant la vie de l’esclave survivant et la promesse faite par Carmilla de ne pas revenir sur les terres Russes.

Ne lui restait plus que l’errance. L’errance et la solitude. Les années passèrent sur elle, imperméablement, le temps figé sur son âme à cet effroyable instant où Anna était définitivement morte. Orpheline en son âme torturée, Carmilla avait appris à ne se satisfaire que de ses proies, qu’elle choisissait et éliminait méthodiquement au grès de ses envies. Elle revint un temps en Pologne, mais toujours discrète, toujours silencieuse et docile, elle ne se faisait quasiment pas remarquer. Parfois elle croisait le chemin de semblables, et d’eux elle apprenait quelques détails, quelques leçons, avant de partir, de s’en séparer. Volatile souvenir. Il fallut attendre ses 58 ans vampiriques, sans compter son temps humain révolu et quasiment oublié, pour qu’elle désire s’établir dans une ville, se créer de véritables relations… elle opta cependant pour Shreveport en une période charnière. Déesse délurée, massacres à grande échelle, cette contrée folle eut de quoi perturber la Novice dont le regard encore étranger à toute la population n’attira que méfiance. Son choix fut pourtant vite fait, et si elle sembla rester à l’écart des conflits le plus longtemps possible, elle opta pour le camp du Maître de la ville, éduquée dans un certain respect des convenance par la défunte Anna, qui jamais ne quittait ses pensées meurtries de culpabilité. Jeune, impulsive et maîtrisée par la seule crainte de perdre sa jolie tête blonde, elle esquive encore les questionnements sur ses origines troubles, sur ce nom qu’elle porte encore, étrange association de dénominations célèbres. Leszczynska restait dans les mémoires comme Princesse, sœur d’une reine de France, officiellement décédée à 17 années d’une pneumonie fulgurante. Qu’en restait-il désormais ? Un tas de cendres. Sa lignée s’éteignait d’années en années, et les infants issus de son sang se laissait finalement mourir, comme tous atteint de ces pensées suicidaires qu’elle-même avait supporté des siècles. La folie était-elle transmissible ? Les précautions et la quantité importante de liquide carmin qu’Anna avait offert à sa prunelle, à sa précieuse, fut sûrement gage de son unique réussite car jamais ses autres infants ne brûlèrent autant d’envie de vivre qu’elle. En contrepartie elle souffrait plus qu’une autre de la solitude et cherchait inconsciemment l’affection d’autrui, un peu d’amour dans ce monde de brutes. Craintive, elle fuyait avant que ce vœu ne soit réalisé.

2013 signe son désir de s’impliquer dans une existence sociale, de sortir de son silence, de l’ombre, pour apporter de l’aide aux siens, aussi minime soit-elle. 59 ans vampiriques, Marquée durant une dizaine d’années, il était largement temps d’y penser. La difficulté demeure sa longue inactivité et les soupçons qui planent sur sa personne : nul ne fait facilement confiance à une créature qu’on pense plus jeune qu’elle ne l’est véritablement et que l’on suppose aussi meurtrière que menteuse.