histoire.ACTE PREMIER
Il Etait Une Fois Ou Presque Pour beaucoup de monde, Samuele aurait été le parti idéal. Elégant, calme et intelligent. Quelqu'un qui savait exactement où il allait, par quels moyens il irait et quand il arriverait. Un jeune homme talentueux, surdoué même, et issu d'une famille respectable de Florence.
Pour beaucoup de monde - et ses jeunes camarades de son école privée les premières, Samuele était le parti idéal. Galant et attentionné, disaient les rares élues à avoir eu droit à un rendez-vous avec lui. Avec cela, il était agréable à regarder, ce qui ne gâchait absolument rien.
Pas pour Elle.
Elle, si bruyante et si remuante, le trouvait trop froid, trop neutre.
Pourtant... lorsqu’ils croisaient le fer dans leur club de débats, il lui faisait face ; lorsqu'il la fixait de ce regard déterminé et brûlant tout en lançant l'assaut ; Natalina ne pouvait s'empêcher de le trouver beau. Tout simplement.
Pour beaucoup de monde, Natalina était une jeune femme charmante. Elle était jolie certes. Mais elle était surtout piquante, toute de réflexions sucre-acide et d'orgueil rayonnant. Tellement qu'elle en irradierait presque de lumière. C'était une Vespucci après tout, et avec le père qu'elle avait, personne n'aurait douté qu'elle sache s'imposer, même au milieu d'une foule.
Pour beaucoup de monde - et certains garçons, Natalina était l'insaisissable. Toute provocante qu'elle était, elle ne se laissait jamais attraper par personne. Puisqu'elle était jolie, ça pimentait la chasse. Et elle jouait le jeu, amusée et amusante.
Pas pour Lui.
Lui, si rationnel et si posé, trouvait qu'elle n'était qu'une créature pleine d’agitation et de répliques acérées.
Pourtant... lorsque, par hasard, il l'apercevait sur une scène ; lorsqu'il la voyait enfiler un masque qui la rendait plus 'elle' qu'elle ne l'était jamais en temps normal ; Samuele ne pouvait s'empêcher de la trouver magnifique. Tout simplement.
Mais l'un comme l'autre, ils ne l'auraient jamais avoué à voix haute.
Parce que quand leurs regards se croisaient dans les couloirs de leur pensionnat, à la cantine ou dans les jardins, ils se souvenaient aussitôt à quel point ils étaient opposés, à quel point il était silencieux et à quel point elle ne l'était pas. Alors ils s'ignoraient, tout en s'observant du coin des yeux, et continuaient d'écrire leur histoire, chacun de son côté. Après tout, Samuele connaissait déjà la fin de la sienne et Natalina, elle, ne savait pas encore où mènerait la sienne - devait-elle mener quelque part d'ailleurs ? -.
Scène Première ; Dis-moi ...Loin des bancs de l'académie, elle n'aurait jamais cru le recroiser un jour. Adolescent, il était tellement sérieux qu'elle l'aurait plus volontiers imaginé cloitré entre les quatre murs d’un Ministère ou dans d’un cabinet d’avocats. En tout cas, pas en jean-chemise à la sortie d’une représentation au Théâtre Verdi.
" Buena sera Natalina.
- Buena sera Samuele. "
Propos d'une banalité affligeante. Mais propos étranges entre eux.
De leurs jeunes années, jamais encore ils ne s'étaient adressé la parole. Les regards pleins de mépris et de sublime dédain qu'ils échangeaient suffisaient à ce qu'ils se comprennent amplement. Et la légère, infime et à peine perceptible lueur qui illuminait leur regard et disait " Oui " quand tout le reste disait " Non " également.
Se saluer comme ça, comme si de rien n'était, était déconcertant. Mais presque naturel. Etaient-ce parce qu'ils étaient adultes désormais ? Samuele en aurait presque ri si ça n'avait été d'une impolitesse à toute épreuve : Natalina Vespucci n'était pas faite pour être adulte.
" Comment te portes-tu ? continua-t-elle en ajustant sa capeline sur ses épaules.
- Molto bene. Et toi ? "
Le tutoiement lui était venu comme allant de soi. Samuele De Luca ne méritait guère le respect déférant du vous. A moi que le tu ne sois trop familier justement ? ... Comment diable parler à quelqu'un à qui on n'avait jamais lâché un mot en sept années d'internat et qu'on connaissait pourtant mieux que sa poche ?
" De même.
- Attends-tu quelqu'un ?
- Non, personne.
- Allons prendre un verre alors. Je connais un café sympathique non loin d'ici, cela te tente ?
- Avec plaisir. "
Voilà comment il s'était retrouvé assis face à elle et leurs deux cafés noirs. Un moment, son regard jade et or s'attarda les tasses qui patientaient sur la table. Ni l'un, ni l'autre n'avaient ajouté de sucre au liquide noir et fumant. Il l'avait su au moment même où elle avait annoncé prendre comme lui au serveur qu'elle n'ajouterait pas de sucre. Il savait qu'elle prenait son café exactement comme lui. Il savait aussi qu'elle mettait juste un sucre dans son thé le matin - accompagné d'une pomme -, et qu'elle ajoutait un nuage de lait dans l'expresso qu'elle aimait prendre aux environs de dix-huit heures pour accompagner son carré de chocolat noir. Il savait mille et une petites choses, des manies en passant par ses expressions favorites. Etonnant comme ces détails lui semblaient naturels alors qu'il ne l'avait jamais observée que du coin de l'œil.
" Que deviens-tu alors ? demanda-t-il pour briser le silence qui s'était glissé entre eux.
- Le théâtre...
- Encore.
- Non : toujours. Même si ça semble tellement puéril aux gens comme toi. Après tout, il en faut bien pour amuser les gens comme toi lorsque vous vous décidez à sortir. "
De nos jours, il y avait des métiers plus utiles selon la masse bien pensante de ce pays et d'ailleurs. Ce n'était pas l'avis de Natalina. Le théâtre comme la littérature était nécessaire. Etait utile. Nul n'était meilleur à montrer les travers des hommes et de la société qu'un comédien. D'ailleurs, il riait, le maroufle. Et même si elle trouva charmant dépouillé de son sérieux habituel, cela ne l'empêcherait nullement de lui mettre une bonne raclée s'il ne s'arrêtait pas de suite. ><
" Ton talent est bien plus utile que l'incompétence de certains bureaucrates, Natalina. "
Il ne l'aimait jamais tant que lorsqu'elle montait sur scène. Et alors que la salle était plongée dans le noir et qu'elle rayonnait, il lui semblait que les masques de théâtre lui allaient bien mieux que les masques de tous les jours.
" ... Tu...
- A chaque soir de première. "
Regard surpris.
" Crois-tu que les gens comme moi soient trop terre-à-terre pour savoir admirer la beauté d'une pièce ? "
Et il rit encore.
Scène Seconde ; Show Me That Slow Knowing SmileUne tasse fumante devant lui, Samuele attendait patiemment son rendez-vous dans un salon de thé. Etait-ce l'impatience q'uil ressent au creux de l'estomac ? En tous cas, il s'était installé à une table de laquelle il ne manquait aucune arrivée. Son regard opiacé se porta jusqu'à la montre qu'elle lui avait offerte trois mois plus tôt. Il avait encore dix minutes d'avance et son rendez-vous n'arriverait pas avant l'heure prévue : il la connaissait assez pour pouvoir le prédire.
Comme pour démentir ses suppositions, la cloche de l'entrée tinta joyeusement.
Raté. Il ne s'agissait que d'un couple en compagnie de leur enfant. Le jeune homme eut un sourire, en lissant mécaniquement sa chemise de coton. Il venait de s'imaginer entouré d'une marmaille courant partout dans la maison, rendant folle leur mère. A moins que ce ne soit l'inverse ? Il fallait dire que Natalina avait tendance à contaminer tous ceux qu'elle approchait. Même lui ne pouvait s'empêcher de laisser tomber ses défenses lorsqu'elle n'était pas loin.
" Buongiorno Samuele. "
Soudain, quelqu'un vint s'installer face à lui. S'il ne laissa rien paraître de sa surprise - par tous les saints, il s'était mis là pour ne pas la rater et elle l'avait surpris en train de rêvasser, joli boulot, vraiment -, elle afficha tout de même un sourire victorieux. Sale gamine. Son visage se fendit en un doux sourire alors qu'il lui faisait remarquer, ravi :
" Tu es en avance.
- Ah bon ? demanda-t-elle en jetant un regard à sa montre à gousset, puis au poignet de Samuele : Tiens, ma montre est en avance. "
Natalina affecta d'être agacée, un peu vexée qu'il pointe du doigt son avance. Et son impatience.
Bah. Qu'importe, elle adorait son sourire. Elle voulait bien perdre cette bataille-là.
Scène Troisième ; Le Blanc Te Va Si Bien ...Blanc. Scintillant.
C'était la couleur de la neige qui recouvrait les toits et les rues de ce petit village de montagne où ils étaient partis en vacances. En tout bien tout honneur bien sûr ! Natalina revenait tout juste de Berlin où sa troupe avait salle comble et lui n'avait pas pris de congés depuis... il ne s'en souvenait même plus. Pas depuis qu'il avait passé un week-end dans la Cité des Doges avec elle. Où serait-il allé de toute façon, tout seul qui plus est ? Non, il n'y avait aucun endroit où il aurait vraiment voulu aller en fait. Autant en profiter pour accumuler les dossiers et obtenir plus vite de l'avancement.
La montagne, c'était son idée à elle. Lui préférait les endroits aux températures plus décentes.
" Ah, tu n'es qu'une chochotte, avait-elle ri en le voyant grelotter alors qu'ils se promenaient en forêt.
- Excuse-moi de n'être qu'un petit citadin de base. "
A peine le temps de lui retourner un regard qu'il voyait une boule de neige lui foncer droit sur le visage. C'était froiiid ça. ><° Une minute plus tard, montre en main, il se relevait pour répliquer alors qu'elle s'enfuyait dans un éclat de rire. Il n'y avait qu'avec elle qu'il se montrait aussi gamin.
" Tu ne m'auras pas ! le mit-elle au défi.
- Tu vas voir ! "
Et sans réfléchir plus loin, il s'élança à sa poursuite. Elle faisait de lui ce qu'elle voulait sans avoir jamais l'air d'y toucher. Ce devait être ça le charme Vespucci comme disait Antonio. Si l'époque de l’école, ils faisaient jeu égal, il était plus rapide qu'elle maintenant. Aussi ne tarda-t-il pas à la rattraper et d'un bond, elle se retrouva dans ses bras alors qu'ils allaient s'écraser dans la poudreuse en riant comme les gamins... qu'ils avaient été ? Qu'ils étaient ? C'était difficile à dire entre elle qui ne prenait rien au sérieux et lui qui prenait tout au sérieux.
Ses belles boucles noires étaient parsemées de neige et sa peau encore plus laiteuse qu'à l'ordinaire - à cause du froid peut-être ? - lorsqu'il se redressa pour la libérer du poids de son corps. Le blanc lui allait bien au teint, songea-t-il lorsqu'il se pencha tout naturellement pour cueillir un baiser du bout des lèvres, voleur hésitant et inexpérimenté.
Le blanc lui allait bien.
Mais le rouge... le rouge indécent de ses lèvres, le rouge timide de ses hautes pommettes, presque incongru chez elle. Oui, le rouge lui allait tellement mieux.
ACTE DEUXIEME
My Short Stories Je ne me souviens plus.
Ni de ma mère, ni de mon père.
Ni de la maison de mon enfance ou de la scuole dell'infanzia où j'allais.
Ni d'anniversaires. De fêtes ou de repas de famille.
Tout ce qui s'est passé avant mes 6 ans est effacé. Bien entendu, mes parents, ma familles et d'autres enfants qui étaient mes camarades m'ont raconté... mes souvenirs, leur amour, notre vie. Mais tout ça, bien que je le connaisse par cœur, je ne parviens pas à l'intégrer comme étant ma vie. Ma mémoire n'en veut pas. Triste, dîtes vous ? Non, je ne trouve pas. Ma vie, celle que je considère comme ma vraie vie, elle commence avec elle. Ca n'a pas toujours été tranquille. Bien au contraire. Elle a souvent crié, elle a souvent eu peur et souvent aussi, elle n'a pas su quoi faire. Mais malgré les responsabilités, la peur viscérale de mal faire, le devoir écrasant de bien faire, malgré tout ça, elle a toujours eu cette chaleur dans la voix et un peu de réconfort pour moi qui réclamait ses bras tendres.
Scène Première ; Je Veux Avoir Autre Chose A Me Souvenir Que Les Souvenirs Des Autres" Noooooon ! Je veux paaaaaas ! "
Ce cri, vibrant de colère et de frustration, retentit dans les premières heures de la matinée, faisant frémir les peluches qui trônaient sur le lit. La gouvernante soupira, un soupir lourd de lassitude. Elle aurait dû croire les ragots de l'apprenti du cuisinier qui disait que son prédécesseur avait baissé les bras après un mois et demi. Elle n'était là que depuis une semaine et déjà une marée noire avait envahi ses paupières inférieures et chaque matin, l'idée même de se lever la décourageait. Se lever impliquait de devoir aller dans la chambre d'enfant, de batailler un quart d'heure pour lever la petite avant d'essayer de la convaincre de s'habiller. Dans ses meilleurs jours, Clelia se laissait faire, sans l'aider pour autant. Le reste du temps - et c'était souvent -, elle préférait se glisser sous le lit en hurlant. Il fallait alors tour à tour la gronder, puis la cajoler, attendre qu'elle se fatigue de hurler ou encore qu'elle sente l'odeur de la brioche grillée qui lui servait de petit déjeuner.
Généralement, le petit déjeuner et les heures de repas se passaient plutôt bien. L'enfant mangeait sans un bruit. A part les cris, Clelia disait rarement un mot, se contentant de fixer les gens avec de grands yeux. En tous cas, elle agissait ainsi avec les employés de la maisonnée. Luisa l'avait vue discuter avec entrain à ses précepteurs.
Quelque part... cela la vexait que la fillette se montre aussi insupportable quand il était évident qu'elle pouvait se comporter de façon tout à fait civilisée. L'intendant lui avait expliqué que cela datait de l'accident que Clelia avait eu. L'homme était bavard et semblait tirer une certaine fierté d'être le plus ancien employé des De Luca. Elle n'avait donc eu aucun mal à lui tirer un peu les vers du nez. Luisa avait ainsi appris que la fille de ses patrons avait souffert d'amnésie et que, par dessus les découragements d'une rééducation qui traînait en longueur pour cette enfant vive, il avait fallu ajouter l'insistance des parents pour lesquels ces six années de souvenirs perdus étaient primordiaux. Apparemment, la sauvage fillette s'était pliée de bonne grâce aux séances souvenirs devant les albums de famille, les récits d'anecdotes. Et finalement, la mémoire avait fini par lui revenir. Le contrôle de ses jambes également, bien que ce fut un peu plus long.
Pourtant, ça n'avait pas duré très longtemps. L'enfant avait fini par se plaindre d'articulations douloureuses au point qu'elle en devienne folle. Malgré toute la science du médecin de famille, les inflammations ne se calmaient pas, et allaient jusqu'à empirer même, réveillant la fillette au milieu de la nuit. Il avait fallu plusieurs mois avant de découvrir que Clelia ne s'était jamais vraiment remise de l'accident et qu'elle souffrait d'algodystrophie dans les jambes. Et bien que la cure qu'elle suivit ait suffi à faire taire les symptômes pour un temps, ce dernier coup termina de persuader les parents que leur enfant était une petite chose fragile. Aussi, Clelia avait été retirée de l'école où elle allait, ses cours seraient dorénavant donnés par des précepteurs. Elle devait arrêter immédiatement les cours de danse qu'elle prenait. Sur demande de sa femme, Samuele était également parvenu à convaincre Lelio Alvisi, le Maître de Clelia, de venir loger chez eux pour l'apprentissage de l'enfant plutôt qu'elle aille chez lui à Venise. Et tant qu'à faire, les cours de poterie avaient été déplacés à la maison, les De Luca avaient assez d'argent pour se le permettre.
Et plus les portes se refermaient, et plus l'enfant se montrait incontrôlable, tournant en rond dans la maison comme un lion en cage.
" Pourquoi continuer alors ? avait-elle demandé, incrédule de si peu de bon sens.
- Monsieur et Madame ne manquent pas d'intelligence, tu sais. Mais on n'ira jamais raisonner des parents quand il s'agit de leur enfant.
- Mais pourtant, ça se voit.
- Quand tu auras des enfants, tu comprendras, Ragazza. "
Enfin, en attendant, ça ne l'aidait pas à faire sortir l'Indomptable de sa cachette.
" Signorina... vous ne voulez pas sortir ?
- Nooooooooooooooon !!
- Clelia, sortez voyons ! C'est ridicule !
- Laisse moi ! Je ne veuuuuuuux paaaaaaaas ! "
Elle avait l'air bien stupide, allongée ainsi par terre et la joue collée au parquet pour pouvoir voir Clelia. Avec un soupir agacé, elle lâcha un " Pourquoi ? " irrité. Bien qu'elle doute que la fillette ait une raison valable à part celle de lui pourrir ses journées, demander ne coûtait rien.
" Parce que quand je dors, je rêve. Et quand je rêve, je vais où je veux ! Alors laisse-moi tranquille, je ne veux pas sortir de la chambre ! "
Luisa la fixa, surprise lorsque soudain, une idée commença à germer dans son esprit. Si la logique, les chantages, les menaces, les cajoleries et les supplications ne fonctionnaient pas, peut-être que ça, ça fonctionnerait. Quand bien même on lui avait toujours répété que c'était l'une des pires choses à faire avec les enfants. Mais puisqu'elle avait déjà eu recours aux cajoleries et aux supplications, les deux autres " pires choses ", elle ne perdait rien à essayer.
" Je t'emmènerai en promenade si tu es sage aujourd'hui.
- Menteuse ! Maman ne veut pas que je sorte ! hurla la fillette d'un air accusateur.
- Ta maman n'est pas là, n'est-ce pas ? Elle est en tournée si je ne m'abuse.
- ... Oui.
- Alors elle n'a pas besoin de savoir. "
La petite italienne, toujours planquée sous son lit, sembla peser le pour et le contre avant de décider si elle se laisserait corrompre pur cette alléchante proposition. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait guère eu l'occasion de sortir du domaine familial... et elle avait envie d'aller se promener dans la campagne environnante.
" Pour vrai ?
- Oui.
- Alors d'accord... "
Pour la première fois depuis quatre ans, Clelia accepta de parler pendant son petit déjeuner.
Scène Seconde ; An « Almost Fairytale » Is Better Than A « Just Fairytale »Il était dix heures à peine mais la gare fourmillait déjà de voyageurs. Chacun s'affairait, les plus jeunes s'inventaient de folles aventures. Pendant ce temps, les parents discutaient entre eux, chargeaient les valises dans les trains aux coques rutilantes.
Une silhouette se tenait plus loin, au bout du quai, appuyée négligemment sur l'un des piliers. C’était indéniablement une adolescente, cela se devinait à son timbre de voix ensoleillé quand elle râlait tout bas. Les traits simples mais élégants étaient éclairés par la lueur d’arrogance et de fierté qui flottait dans un regard taillé à même le lapis. Vêtue simplement et sans extravagance, elle avait revêtu une chemise de lin blanc et une longue jupe de coton aux nuances rouge bordeaux. Sa chevelure d’ébène jouait avec la nuque délicate à chaque mouvement de la jeune florentine, qui montrait déjà la plupart des signes de l’impatience.
L'année s’était déroulée à merveille, malgré qu’elle n’ait pas vu Marc-Antonio depuis les dernières vacances. Elle avait, de toute façon, été trop occupée entre les entraînements intensifs de magie qu'elle suivait et les heures qu'elle passait à apprendre la verrerie. Pourtant, maintenant qu'elle se retrouvait sur le quai de Rome, elle était surprise de constater qu'il lui avait manqué. Ses bras s’étaient d'ailleurs croisés sans qu’elle ne s’en aperçoive vraiment et son ton se faisait déjà plus ennuyé que quelques minutes auparavant. Mais il faudrait bien attendre encore trois quarts d’heure et seule qui plus est.
Agacée, elle porta son regard vers la montre à gousset qui reposait dans la poche intérieure de son manteau. Un nouveau soupir impatient s'échappa. Auquel répondit l'accent distingué d'un romain :
" Es-tu si pressée de retrouver Rome ? "
Tournant la tête vers la voix familière, elle haussa aristocratiquement un sourcil quand Marc-Antonio lâcha avec un sourire en coin et des accents moqueurs :
" A moins que tu ne m'attendes, ce qui serait bien plus probable. J'imagine que je t'ai manque...
- J’attends avec impatience le retour des classes si tu veux tout savoir. J'ai hâte d'être débarrassée de toi. " répliqua-t-elle avec une moue vexée de s'être fait surprendre aussi facilement.
Se plantant devant lui, et approchant son visage de celui du romain, elle goûta à ses lèvres. Un baiser impérieux et vorace qui lui donnait l’assurance qu’il lui avait effectivement manqué durant les deux mois qui s’interposaient entre le week-end qu'ils avaient passé ensemble à Pâques et l'instant présent. La fougueuse italienne se moquait bien de savoir qui pouvait les regarder ou pas et fut tout à fait satisfaite de constater, lorsqu'elle sentit son bras se glisser autour de sa taille pour la serrer contre lui, que mon amant pensait de même.
" Et tes deux derniers mois ?
- Ils furent... romains, lâcha-t-il tout d'abord comme si cela expliquait tout. Beaucoup de cours, de sorties, de nuits folles, de migraines matinales, de filles et... "
Faiblement comédien, il écarquilla les yeux comme s'il venait de faire la pire bourde de sa vie. Malheureusement pour lui, Clelia le savait trop soigneux des mots qu'il disait pour faire une bourde pareille. D'autant qu'on trouvait difficilement plus soigneux dans ses études que l'italien. Aussi sa piètre performance n'eut-elle droit, pour tous applaudissements, qu'un rire acidulé.
" Tu ne me fais pas très bien ta cour. Tu as peut-être du sang princier mais tu as oublié le charmant en route, je crois, fit-elle remarquer, moqueuse.
- J'ai fait ma cour et je l'ai réussie. "
L'affirmation fut marquée d'un sourire carnassier alors que ses doigts jouaient avec l'ourlet de la chemise, effleurant la peau de la jeune fille. Celle-ci se fit un honneur de garder un visage impassible bien qu'un frisson trouva que sa colonne vertébrale était un terrain de jeu tout à fait indiqué. Dire non de la bouche et oui du regard était un jeu auquel ils excellaient tous les deux. C'était ainsi qu'ils s'étaient trouvés. Et en plus, Clelia détestait les contes de fées, son amour à la guimauve et son bonheur enrubanné de rose.
" Et toi ? Verrerie, verrerie et verrerie ? Ce doit être lassant à la fin, non ?
- Ecoutez-le, l'élève du Liceo Tasso ! Je suis certaine que tu as passé tes journées dans tes versions latines. La seule différence, c'est que toi, au moins, tu n'es pas perclus de douleurs et de courbatures. C'est épuisant de souffler le verre, le savais-tu ? Rit-elle en le bousculant légèrement de l'épaule avant d'ajouter, mutine : Et à ce que tu me racontes, je regrette d'être restée fidèle. Ce n'était pas les prétendants qui manquaient à l'internat. "
Puisqu'il lui fournissait déjà une ébauche de réponse, Clelia broda autour, contant les classes qu'elle suivait dans l'école de verrerie de l'île Murano, dans la lagune vénitienne et omettant discrètement de parler de ses week-ends et des permissions qu'elle passait dans la maison de son Maître à apprendre la magie. De toute façon, son amour pour le travail du verre était tellement brûlant qu'il n'aurait pas été étonnant qu'elle y passe même son temps libre. Marc-Antonio le croyait, elle n'avait jamais affirmé ou démenti.
" Je me ferais pardonner mon ignoble trahison en m'occupant de ton petit corps maltraité.
- Il faudra beaucoup te faire pardonner, mon cher.
- Mais ce sera avec plaisir. " Assura-t-il de la bouche et du regard.
Alors qu'elle embrassait de nouveau son amant, avide de ses lèvres, ses doigts se refermèrent sur le poignet de Marc-Antonio. Malgré ses airs assurés, le doute s'accrochait encore un peu au coin des yeux. Après tout, ils ne sa voyaient jamais que pendant les vacances et avec son entraînement, ce n'était pas tout le temps non plus. Alors elle ne pouvait pas s'empêcher de se faire du soucis de temps en temps. Mais l'appétit avec lequel il l'embrassa fit disparaître les dernières poussières de doute. Et lorsqu'ils se séparèrent quelques instants plus tard, elle l'entraîna plus vers la sortie de la gare, traînant sa valise derrière elle.
Scène Troisième ; Le Rire Est Le Premier Pas Vers La Libération.
On Commence Par Rire. On Rit Donc On Se Libère. On Se Libère Donc On Peut Combattre. Grondement de tonnerre.
Et avant même qu’elle ne s’en rende compte, ses yeux scrutaient déjà les ombres qui se cachaient entre les rais de lumière. Elle cherchait. Elle cherchait la cause de son malaise, elle cherchait sans trop savoir quoi, sans trop savoir pourquoi. Son regard se perdit vers la fenêtre.
Ce n’était que l’orage.
…
Ce n’était que l’orage.
Sur ses cuisses, quelque chose s’agita, gigota comme pour dire
Arrête de bouger. Mais elle se lèva, ne fit même pas attention au familier qui se lova aussitôt dans le creux d’un coussin plus mou que les autres. Et elle quitta les lieux, elle fuit la chambre pour se réfugier dans la salle de bains. Elle n'alluma pas la lumière, mais elle se cacha directement dans un des coins vides de la pièce. Elle enfouit sa tête dans ses bras, puis décida que ce n'est pas assez lorsqu'elle préféra poser ses mains sur ses oreilles.
Et elle se cachait. Encore et toujours trop fière pour appeler à l’aide.
Elle ne jouerait pas les princesses. Jamais. Ces robes là étaient bien trop étroites, bien trop petites pour elle. Cette fierté mal placée, c'était encore le seul barrage qui lui permettait de ne pas céder à cette panique qui la prenait à la gorge. Cette panique qu'elle ne comprenait pas. Elle ne savait pas d'où ça venait, elle ne savait pas pourquoi. Elle savait juste que c'était comme ça, qu'elle n'arrivait jamais à lutter qu'importe à quel point elle essayait et qu'elle avait toujours envie de hurler à s'en arracher les cordes vocales. Seulement, si elle commençait à hurler, elle savait aussi qu'elle ne s'arrêterait pas.
Alors elle attendit.
Elle attendit simplement que ça passe. Ca passait toujours.
Si ça ne passait pas, il suffirait de faire comme si et en se persuadant assez fort, ça finirait bien par passer.
Ce n’était que l’orage après tout...
Pas la peine d’en faire toute une histoire. Et pourtant, la prise de ses mains se resserra, pressant avec plus de vigueur son crâne pour filtrer tous les sons extérieurs.
Ce n'est que l'orage...
Il se tournait, se retournait. Se frottant contre la soie des coussins, il cherchait, dans son demi-sommeil, la même chaleur que celle qui le berçait tantôt. Inutile. Il ne parviendrait pas à s’endormir sans elle. Où était-elle passée encore ?
Un œil… puis deux. Maintenant qu’il était tout à fait réveillé, elle avait intérêt à avoir une bonne excuse. Le bruit du ciel qui se fendait en deux attira soudain son attention. L’orage bien sûr… Le familier lâcha un semblant de soupir. C'était toujours le même manège et depuis le temps qu'il était avec elle, il ne savait toujours pas d'où pouvait venir cette frayeur qu'elle avait des orages. Puis, fallait surtout pas compter sur elle pour lui expliquer. Cette gamine aux grands airs était bien étrange. Parfois, il se demandait pourquoi il restait avec elle et pourquoi il supportait son insupportable caractère.
Zigzaguant habilement entre les quelques meubles, Efisio alla rejoindre la salle de bains. Il n’eut pas à chercher bien longtemps, Clelia ne s’installait jamais qu’à deux endroits lors des orages, si bien qu’il avait fini par les classer en deux catégories : ceux où il aurait droit à beaucoup d'attention – souvent lorsque sa protégée se morfondait toute seule dans son coin et voulait éluder toute question – et ceux où il pouvait toujours se brosser pour avoir droit à la moindre attention – lorsque sa protégée était trop effrayée, elle était toujours d’un égoïsme maladif.
D’un coup de museau sur sa cheville, il attira son attention, attendant qu’elle tende le bras pour aller rejoindre le berceau de ses bras.
Tu aurais dû venir me réveiller…
Non. Parce que Clelia n’appelait jamais à l’aide. Qu’elle tombe si elle devait tomber, mais il ne fallait pas compter sur elle pour avouer qu’elle avait besoin d’aide. Quelque part, elle lui faisait penser à ces héroïnes de tragédie qui suivent leur chemin avec résolution, qui semblent fortes et fières, inébranlables et stables même lorsque tout semble s'écrouler autour d'elles. Mais finalement, elle était peut-être tout simplement stupide.
Te réveiller pour quoi ?
Pour si peu ? Inutile. Ca passait toujours.
Il suffisait d’attendre.
Une minute. Une heure. Un jour.
Un mois. Une année.
Ou une vie peut-être.
Mais ça passait toujours.
Ses doigts vinrent se perdre dans l’immaculée fourrure, recherchant la chaleur qui leur manquait cruellement. Le museau humide qui se frotta contre son bras nu se voulait réconfortant et finalement, elle n’avait pas besoin de plus pour reprendre pied avec la réalité, tremblante comme les feuilles des arbres malmenés par l'orage. Cette présence silencieuse, elle ne se souvient même pas avoir jamais vécu sans.
Pourtant il s’était écoulé tant d’années avant que lui n’arrive comme un boulet de canon, un invité importun et un parasite, tout ça à la fois, dans ce monde qu’elle se façonnait pour elle seule et pour personne d’autre. Ce qui l’avait poussée à accepter sa présence, elle ne s’en souvenait même pas. Peut-être simplement parce qu’aucune promesse, aucun serment ne les liait. Parce qu’il se moquait bien ses cicatrices, que chacun les garde pour soi c’était déjà bien assez de boulot. Il se contentait d’être là sans rien demander et se la jouait indifférent à son sort à elle.
Alors elle se sentait bêtement rassurée.
Délicatement, elle essuya les prémisses de larmes qui perlaient au coin de ses yeux et se releva, le familier toujours dans ses bras. Ce sourire ambigu qui vint courber sa bouche sans pourtant couler jusqu’aux prunelles d'eau ne signifiait qu’une chose : la levée des boucliers.
Allons dormir.
Elle savait d’avance qu’il ne refuserait pas.
Il ne refusait jamais : c’était une arme qu'elle avait contre lui, son joker face contre la compassion qu'il pourrait avoir pour elle. De toute façon, elle ne savait même pas si elle avait une réponse aux questions qu'il se posait... elle avait oublié ce qui s'était passé.
Allons dormir.
Lui savait aussi comment ça allait se passer. Il allait écouter son égoïsme, la petite voix qui dit que puisqu'elle le proposait pour une fois... et il remettra ça au lendemain. Il sera toujours temps de poser la question plus tard. Quand elle sera plus d'aplomb - ou quand il aura eu son quota d'heures de sommeil. Seulement, plus tard, elle rira. Quand le Soleil chasse les monstres qui se cachent dans son passé, Clelia rit toujours de toute façon. C'est sa façon à elle de croire qu'elle contrôle les choses et d'avancer.