✤ Traits de caractères
L'abord n'est pas difficile : il cherche le contact. Offensive belliqueuse ou causerie fraternelle, peu importe. Il ne vous parlera pas de lui, mais vous demandera de parler de vous. La discussion n'est pas pour lui une affaire de séduction ou de complaisance. Il ne réussit pas toujours à mettre à l'aise. Un charisme austère et brut exsude de ses yeux sombres et attentifs, obsidiennes glacées ou charbons ardents. Intimidant, il l'aurait été s'il avait appris à se conduire avec orgueil ; mais il exècre le narcissisme, l'hubris qui alimente la folie des hommes. Humilité, probité, loyauté. Ses crocs sont muselés par des principes éthiques, peut-être hérités des années de foi orthodoxe. La violence qui dort en lui tient plus du zèle vertueux que de la voracité de l'ambition. Elle se réveille parfois, tel un grand serpent gisant dans ses entrailles, étire son long corps glissant, siffle la colère de la bête. Elle prend une forme hideuse. S'il a le temps de la voir avant qu'elle ne frappe, il l'assassine, car c'est à lui, en conscience et avec la mesure nécessaire, de porter les sanctions. Il est avant tout un protecteur, celui d'une communauté. Mais dans le fond, oui, il aime ce sang et cette énergie originelle qui prend corps dans la fureur. Et cette idée ignoble le fait frémir.

Alors il transpose ce goût pour la lutte et la difficulté sur d'autres champs. On connaît la hargne avec laquelle il défend ses idées, politiques ou non ; la causticité de ses propos en bien des circonstances ; l'agressivité qui lui échappe parfois, lorsque l'eau bouillante devient difficile à contenir. Les situations corsées le stimulent. L'iniquité embrase le fioul qui tapisse le fond de son âme. Il se fait comme un devoir d'épauler les âmes les plus ductiles pour leur apprendre à résister au monde ; de doter les faibles des moyens de se battre en les jetant directement sur le champ de combat.
Lui a fait ses armes directement sur la bataille de la vie. A su apprendre de lui-même ; s'instruire seul, lutter lorsque nécessaire et laisser glisser quand il le faut. Titres, richesses, bienséances n'ont que peu de valeur à ses yeux. C'est un penseur vif et libre, un esprit bâti par ses propres mains, sans plan préconçu, sans direction de travaux, juste les pierres trouvées sur le chemin. Les lois qu'il ne considère pas être siennes, il les ignore ; quand au code qui régit le camp gitan, il l'applique sans être aveugle, mais sans permettre à l'émotion de fêler son épée de gardien.  

✤ Occupation diurne
Le copieux revenu dispensé par le Consistoire lui a permis de se délester des petits boulots qu'il endossait autrefois pour subvenir aux besoins quotidiens. Rémunération scandaleusement disproportionnée pour un travail qui, s'il accapare l'esprit et met en jeu la sécurité, ne dévore pas des journées entières. Il y a bien quelques visites de courtoisie à donner, des réunions à assister, et des dossiers à traiter. Pas de quoi crever sous le harnais. Particulièrement consciencieux, il s'applique cependant plus que de nécessaire, profite de la porte ouverte pour s'investir d'autant plus en politique, donner corps à ses idées, tisser des relations, tout en restant à l'ombre des flashs, refusant de repaître les journalistes qu'il abhorre – ils le lui rendent bien, d'ailleurs.
Tout comme il distribue bonne partie de la dotation mensuelle du Consistoire à l'ensemble de la communauté gitane, Teodor est prodigue de son temps auprès de ceux qu'il protège. A côté de ses activités politiques, l'activité du camp gitan accapare ses journées. Il se charge de vérifier l'observance des règles, le bon ordre de la communauté. Ces tâches se font plus énergivores avec le flux de réfugiés et la nécessité de protéger l'endroit de menaces redoublées. Prompt à donner un coup de main à toutes sortes de travaux du camp, il rôde sur l'endroit en gardien bienveillant, prévenant, en capte les variations, les suppliques muettes, la détresse discrète. Promène son attention paternelle sur les vies qu'il chérit. Parmi elles, celle de son fils. Il se fait violence pour s'empêcher de l'étouffer, pour lui laisser sa liberté ; s'astreint à une angoisse pudique à l'idée qu'il puisse lui arriver du mal.
Ses sorties en ville sont limitées ; essentiellement le soir, pour se tenir au courant des nouvelles, humer l'atmosphère et les rumeurs des bars de fin de nuit, mouchards infaillibles de l'état d'esprit de Shreveport. Il préfère la nature, les lourds remugles du bayou de son enfance, qui l'étreignent dans ses errances nocturnes, silencieux sous les étoiles en tête d'épingle...

✤ Manies, habitudes & goûts
♢ Fume, mais peu, rarement plus de deux cigarettes par jour.
♢ Adore lézarder au soleil, un bouquin à la main.
♢ Cherche la chaleur ; a des tendances légèrement léthargiques dans les jours de froid, conséquence possible de sa métamorphie.
♢ Aime le travail manuel, réparer de ses propres mains, s'appliquer aux ouvrages qui donnent des fruits concrets. Il ne lésine pas sur le temps et les efforts dédiés à divers membres de la communauté.
♢ Tient à écouter tous les soirs le récit de la journée de son fils Simeon.
♢ Possède chez lui des objets en tous genres confectionnés et offerts par les gens du camp gitan : couvertures, coffrets gravés, cuillères sculptées... qui sont autant de marques d'affection et de considération.
♢ Le seul objet ayant appartenu à sa femme qu'il ait pu conserver, un châle brodé à la main, lui est précieux. Tous les autres ont été brûlés, comme l'exige la tradition.
♢ A l'habitude de recevoir ou d'aller chez les autres ; au camp gitan, les repas sont souvent partagés en groupe.
♢ Excellent nageur, aime s'immerger aussi bien sous forme humaine qu'animale.
♢ Fréquente l'église orthodoxe en dehors des offices. Ses rapports avec la religion sont complexes et il tient à se débarrasser des dogmes ; mais l'odeur et l'atmosphère de ces lieux l'apaisent.
♢ Porte encore son alliance, mais pas systématiquement. Il ne se considère pas enchaîné par le lien de son mariage endeuillé ; ce qui a le don d'ulcérer son père, fervent dévot.

✤ Transformation
La génétique a colporté d'un corps à l'autre cette charge équivoque, tantôt fléau, tantôt bénédiction, charriée dans le sang des Zečević depuis leur origine. Leur errance, dans les chaudes campagnes balkaniques, la nécessité de préserver leur secret des griffes avides de la société les ont alliés aux Roms, dont ils ne partageaient pas les origines, mais l'infortune. Ainsi commença le long voyage de ces polymorphes reptiles. Famille pieuse, elle prête à son don une origine divine, et perpétue une tradition d'acceptation pleine et dévolue de l'animal.
Comme beaucoup, Teodor a vu ses transformations se stabiliser une fois l'adolescence éclose. Gamin du bayou, un instinct primaire et naturel lui a fait privilégier la forme de l'alligator d'Amérique. La souplesse perdue dans les années s'est retrouvée ensuite, à force de persistance, pour lui permettre d'adopter à nouveau d'autres formes du registre reptile, d'un gabarit proche. L'anaconda est une transformation qu'il maîtrise parfaitement ; mais d'autres espèces de grands serpents, comme le python, lui donnent plus de difficultés. Il ne juge pas utile d'amadouer les douloureuses contorsions de transformations instables et éreintantes et se cantonne donc le plus souvent à ses formes favorites.
S'il ne se permet pas de fantaisies, la métamorphie ne lui est pas trop douloureuse. Ou plutôt a-t-il appris à s'accommoder du déchirement qui précède la libération ; épaulé depuis son enfance par ses semblables. L'équilibre a été trouvée assez tôt entre l'animalité et la retenue, et il jouit d'une relation sereine et stable avec sa nature.
Dès son retour de Yougoslavie, il a progressivement endossé des responsabilités au Pard, étroitement lié au camp gitan. Lorsque Micah reprend les rênes du groupe, il en est un proche conseiller, et devient naturellement Leoparde lionné : il a fait ses preuves et bénéficie de la confiance du groupe aussi bien que du camp. Ses comparses du Pard le surnomment le Dragon pour le taquiner gentiment, en référence au dragon de Komodo, forme qu'il ne prend plus depuis longtemps.

✤ Convictions
Métamorphes comme lycans avaient peu à bénéficier de la Révélation. Il leur suffisait auparavant de vivre comme des ombres mouvantes dont on ne remarque la présence qu'une fois éclipsées. Teodor a payé les frais de la dissimulation de son secret, gravés dans sa chair sous la morsure de l'argent. Il valait mieux cela, cependant, que cette stigmatisation qui a fait le jeu des âmes les plus violentes, les plus craintives aussi, car la peur est un parfait terreau à l'extrémisme. Lie de la société, maudits, marginaux. Et puis cette saloperie de vaccin. Quoi de mieux pour les désigner comme anormaux ? Aujourd'hui, le camp gitan paie les frais de cette traque larvée. Il ouvre les bras aux vagues de miséreux chassés de leurs terres, il ouvre les bras et peut-être un jour se prendra-t-il un couteau dans le cœur, suriné dans sa bonté aveugle, poignardé dans son espoir absurde.
Que peut faire le Consistoire ? C'est la question à laquelle Teodor devra répondre dans les prochains mois. L'idéalisme de ses jeunes années se réincarne, un peu estropié peut-être, plus caustique. Il ne faudra pas éviter les sujets qui fâchent. Comment vaincre l'Hydre si on en fait cent fois le tour ? Mais il sait que placer trop d'attentes en un organisme ficelé par les puissants serait dangereux. Le Consistoire, au final, n'est qu'un moyen... Autant en faire un outil efficient. Partagé entre la volonté d'impulser des changements et la distance cynique ouverte par la lame des désillusions, Teodor ne laisse dans cet écart pas de place pour l'hésitation, certain d'une chose : quoi qu'il puisse trouver au cours du chemin, il lui faut avancer.

✤ Signes particuliers
♢ Porte des deux côtés de l'épaule gauche la cicatrice d'une blessure par balle.
♢ Un tatouage runique à l'argent dans le bas du dos capte la magie alentours. Il lui permet de percevoir les auras avec plus d'acuité, et le rend plus sensible à toute forme de magie, ce qui se révèle être à double tranchant.
♢ Parle couramment anglais, serbe, romani.

Le petit être exhume des reliques oubliées, des objets endormis. Dans le coffret de cuir il farfouille, creuse dans le terreau du passé, fait de poussière et de souvenirs. La couverture grise, dérangée dans son sommeil, imprègne ses doigts d'enfant. Il souffle pour dégager les visions d'un autre temps de leur gangue de velours gris.
Un ruban de satin se délie pour libérer une liasse de photographies flavescentes. Les commentaires, griffonnés à la plume derrière les clichés, sont essentiels pour déchiffrer le flou ancien qui donne aux silhouettes des allures de spectres.

Shreveport, 1939.
Dario & Zora Zečević, Irwin & Lisa Wadoche, [illisble]
Fondation du camp gitan fixe : projet d[illisible]

Une partie de l'écriture se noie dans une tâche de café. L'enfant, cependant, sait de quoi il en retourne. Les grandes toiles qui ceignent le groupe, réuni sur un banc pour la pose, sont celles du Strange Carnival. L'épopée de ses ancêtres, traversant l'Atlantique, poussant leurs roulottes jusqu'en Louisiane, lui a été de nombreuses fois contée autour du feu. Il fait défiler d'une lenteur déférente les photographies comme autant de preuves du passage sur cette Terre des êtres ayant sorti de terre le camp gitan. L'image de son père, en jupons de bambin, le fait sourire. Shreveport, décembre 1967. Teodor Milan Zečević. Les clichés, avec les années, prennent timidement de la couleur, marcescente sous l'oeil de la lumière. Des vues des gamins jouant dans le bayou, de la foire en pleine effervescence, des sourires sur les visages. Un papier plus léger, rongé par les éléments, attire son attention.

Ce soir, grand spectacle de voltige ! L'Etoile du Sud vous emmènera avec elle au Septième Ciel !

Le dessin évoque en quelques traits une figure éthérée sur le dos d'un cheval cabré. A l'âge où les premiers souvenirs se gravent dans la mémoire, sa mère avait marqué ses yeux émerveillés de ses acrobaties aériennes, de la puissance gracieuse de ses muscles déliés. Elle y avait jeté des étoiles, et ces étoiles aujourd'hui brillent toujours, lorsqu'il avance sa petite silhouette sous la toile colorée du chapiteau.

SHREVEPORT, LOUISIANE, 1982.
–Ne te précipite pas, prends le temps de trouver ton équilibre. Voilà.
Un pan de toile, discrètement soulevé, dévoile à la vue des deux gamins le spectacle en préparation. Accroupi derrière les gradins, ils épient, se bousculent en gloussant.
–Mais fais moins de bruit ! lâche le plus pâle des deux, l'oeil farouche et mutin. Son ami se contente de glousser. Lazlo Wadoche et Teodor Zečević n'ont jamais excellé dans la discrétion. Mais le dresseur de chevaux, absorbé dans l'entraînement, ne les a pas encore remarqués. Son attention est absorbée par l'adolescente tâchant de contenir l'énergie de son jeune corps agile pour tenir debout sur l'animal au galop.
–Pas mal, hein ? Un coup de cravache ? Grrr ! glisse Lazlo avec un sourire espiègle.
Il ponctue sa remarque grivoise d'une claque sur la cuisse et d'un rire taquin.
–Arrête tes conneries, grogne Teodor, renfrogné.
Leurs regards sont fixés sur la silhouette qui caresse les airs, l'ardeur de ses traits renforcée par la concentration. Elle se baisse avec précautions, sa peau cuivrée glisse contre la robe pommelée de la bête, le bassin épousant avec souplesse les saccades de l'allure. Lazlo laisse échapper un sifflement :
–Elle est bien chiante comme fille, mais s'il y a pas que les chevaux qu'elle monte comme ça...
–Je t'en pose des questions sur Satie, moi ?
Lazlo rit, une claque amicale expédiée sur l'épaule de son comparse. Il aime le taquiner : Sofia ne l'intéresse pas. Depuis longtemps il a offert son cœur à Satie et le mariage, à leurs 18 ans, ne saurait tarder. Pour Teodor, rien n'est joué. Mais il sait que cette fille, sous ses allures belliqueuses, l'intrigue plus que toutes les autres. Qu'il aime la beauté violente de sa fureur et de son allure sauvage.
–Elle va te tuer, cette nana. Enfin au moins t'es du genre bonne poire, donc vous allez pas trop vous castagner, mais y a pas trop de doutes sur qui portera la culotte si vous vous maquez... lance Lazlo, l'air de rien.
De bonne guerre, Teodor répond à la provocation. Les deux adolescents roulent contre les gradins dans un joyeux chahut, agrippant les vêtements, bastonnant les côtes. Le grabuge soulève un nuage de cris et de poussière qui leur vaut d'être à peine remarqués.
–Qu'est-ce que vous fichez là ? Allez, oust ! du vent !

De fait, Teodor et Sofia avaient fini par se marier. Leur père adoptif de cette dernière, qui l'avait ramassée à la frontière avec le Mexique, était un vieil ami de Dario Zečević. Cette alliance leur convenait, d'autant qu'il voyait en Teodor le seul garçon à même de canaliser le caractère bien affirmé de la jeune latino. Pas de coup de foudre entre les deux époux, mais un amour sans passion, de ceux qui se construisent solidement, pierre après pierre à travers les années, sans connaître de zéniths ni de crépuscules, simplement des orages salvateurs pour entretenir l'intérêt de la réconciliation.
Peu après le mariage, Teodor évoqua la volonté de quitter l'Amérique pour rejoindre la terre de ses ancêtres, en Europe. Son père, d'abord opposé à l'idée, accepta avec la condition que Teodor se mettre au service de son oncle, Drako Zečević, chef de clan en Yougoslavie. L'idée de laisser son fils entre les mains d'un communiste peu dévot le refroidissait quelque peu, mais Teodor n'en démordait pas. Quant à Sofia, elle hésita longuement, peu désireuse de laisser derrière elle sa sœur de cœur, Andrea, mais son goût de l'aventure et sa rancune envers l'Amérique prirent le dessus.
L'air lourd et vicié du bayou laissa la place aux villes des Balkans, glissées au fond des vallées bosselées. Sur une carte postale plissée de nervures, la silhouette râblée d'une église au dos rond et doré se dépose d'un bloc contre un beffroi élancé.

Cher père,
Nous avons quitté l'activité débordante de Zagreb pour rouler vers l'Est.
Voilà l'église dont j'aimerais tant te parler, celle que je pénètre depuis que nous sommes à Banja Luka pour aller à Sa rencontre. La foi est un cadeau que je vous dois.
J'espère que maman va mieux. Nous nous plaisons dans les campagnes de Yougoslavie. Vous vous y plairiez également.
Drako vous envoie ses amitiés. Sofia et moi vous embrassons.
Teodor.

La carte est datée de 1988. Derrière elle, de nombreux clichés suivent. Ils sont les représentations perdues d'un pays brûlé par les flammes et la haine. La douceur de la lumière des Balkans sur les falaises écharpées ou les collines de velours nimbe les silhouettes et les roulottes de la nostalgie des temps faciles. Les sourires sont légion, perçant à travers les lambeaux de la misère et la poussière qui obombre leurs visages radieux - sans les ternir. L'Histoire, pourtant, devait s'écrire.
Dans le fond de la boîte, gisent des objets enfermés dans des sachets de tissus. L'enfant en délace un pour en découvrir les trésors. Une croix orthodoxe, dont l'acier attrape un éclat de lumière, tombe sur la table, une longue chaîne ruisselant à sa suite. Un bijou semblable orne le cou de son grand-père, de jour comme de nuit ; mais celui de son père, jamais. Le symbole reste captif de cette antre du passé, enfermé comme pour assurer la liberté du corps qui s'en est séparé.

ZLATIBOR, EX-YOUGOSLAVIE, 1993.
–Mon père, je viens me confesser pour une chose... commise il y a quelques temps déjà.
–Bien que je ne puisse que vous conseiller de demander le Pardon au plus vite, mon fils, la miséricorde de Dieu ne souffre d'aucune temporalité. Je vous écoute.
Les effluves d'encens se promènent dans les rayons de lumière, colorés par les vitraux. Entre les panneaux de bois, l'atmosphère est étouffante.
–J'ai tué un homme.
La sentence est vierge de toute artifice. Elle a la nudité crue et hideuse de la vérité.
–Continuez, mon fils.
–L'hiver dernier, ma femme et moi étions installés dans un campement itinérant aux abords de Mostar. Des hommes ont débarqués une nuit, ils étaient armés... Ils étaient une dizaine peut-être. L'argent ne les intéressait pas. Nous n'en avions pas. Non, ce qu'ils voulaient, c'était nous tuer. Juste nous tuer.
Le silence imprime sur les arabesques de fumée le bruit et la fureur d'une tuerie hiémale.
–C'était le chaos. Ils n'avaient aucune discrétion, ils ont juste chargé, tiré en hurlant des insultes que nous ne comprenions pas. Mais nous savions qu'ils tiraient parce que nous étions Serbes. Alors... j'ai pris la Winchester 94 offerte par mon beau-père. Attendu avec ma femme qu'ils tentent de pénétrer la roulotte. Lorsque l'un d'eux a défoncé la porte, j'ai tiré.  
–C'était un Bosniaque ?
–Est-ce que cela a une quelconque forme d'importance ?
Le ton amer gifla l'air enfumé. Le bruissement de la peau contre le col trahit un mouvement de la tête vers le bas, une pause tapissée de gêne et de ressentiment.
–Non, mon fils.
–Cette guerre est une folie.
–Toute guerre est folie.
–Le coup lui a explosé la poitrine. Je l'ai écarté pour passer, jeter un coup d’œil à l'extérieur. Les autres étaient partis. Plusieurs d'entre nous sont morts cette nuit-là.
–Puissent leurs âmes reposer en paix.
Les mots s'écartèrent avec respect. Le prêtre semblait pensif, méditant sur les mots qu'il devait choisir pour garder cet agneau dans le troupeau.
–Pensez-vous qu'on puisse tuer pour Lui, mon père ?
–Je pense, mon fils, que nous vivons dans des temps sombres où notre éthique est mise en péril. Ces hommes se sont perdus dans les ténèbres ; leur foi n'est pas la Foi.  
–J'ai fait ce que je pensais être juste pour protéger les miens. L'un de nous deux devait mourir, ce soir-là. Et pourtant...
–Mon fils, tout n'est pas perdu. Vous vous repentez de votre crime ; et Dieu est miséricordieux. Ce soir, vous détruirez cette arme...
–Non, mon père. Vous savez, ces images n'ont cessé de me revenir dans la tête. De suriner l'éternelle question ; devais-je tuer pour vivre ? Ou au contraire devais-je tendre les bras à la mort offerte sur mon palier, pour respecter les principes établis par je ne sais quel chantre de la doctrine ?
–Vous blasphémez. Vous parlez comme ces communistes déments qui sèment la haine en n-
–Alors je me suis dit... Que toute votre théodicée n'est qu'une façon de recroqueviller les âmes misérables, de couper les poings avec lesquels elles luttent et d'émousser la fureur qui les fait vivre. Leur faire croire que tout ce qui leur arrive est la volonté du Très-Haut. Mais qui peut prétendre parler en Son nom ? Il y a trop d'incertitude pour croire qu'il s'agit là de Sa véritable volonté. Pourquoi ces hommes voulaient-ils nous tuer ? Parce qu'ils nous croyaient hérétiques ; parce qu'on leur a dit que nous étions ainsi. On leur a dit qu'ils participaient à quelque sorte de croisade assurant leur Salut. Comment être assez prétentieux pour croire que cela ne pourrait pas arriver en notre Église ? Il me semble que nous avons notre part de responsabilités. Je refuse de ployer le genou devant ceux qui affirment parler en Son nom. Voilà pourquoi, mon père, je garderai cette arme et tuerai de nouveau, s'il le faut, pour protéger ce qui m'est cher. Que Dieu me pardonne. Si cette Église me rejette, alors je saurai Le trouver de moi-même.

Les yeux innocents détaillent un moment la croix. Une gravure maladroite, probablement taillée au couteau, orne le revers : 1992. Le collier retrouve son écrin de satin, pour laisser la place à d'autres découvertes. L'enfant écarte quelques bouts de tissu, un fer à cheval à la lourde odeur de fer rouillé. D'un sachet de mousseline, il extraie un chapelet un peu noirci dont le contact le brûle : de l'argent.

UŽICE, EX-YOUGOSLAVIE, 1994.
Le métal précieux mord les peaux dans un crépitement. Sous l'éclat de l'argent, la chair fond. La poitrine se gonfle d'un grondement, hurlement réprimé. La plaie se creuse de nouveau, profond sillon dans l'épaule meurtrie. Les lèvres pincées par l'empathie, Sofia retire le bijou avec un mouchoir, l’essuie, le range avec précautions pour une utilisation prochaine. Sans cela, la lésion se régénère trop rapidement pour ne pas attirer les soupçons. Alors, quand les infirmières désertent la chambre de l'hôpital, Sofia tire les rideaux pour s'isoler des autres blessés, et inflige à son mari ce supplice qu'il réclame – pour leur salut à tous les deux.
La balle avait traversée son épaule emportant avec elle les lambeaux de chair. Un humain n'aurait pas survécu. Lui, aurait pu guérir seul. Mais les humains ne l'ont pas laissé faire... Et dans cet hôpital, théâtre des ruines de cette guerre, il partage leur peine.
–Quittons ce pays. Avec nos passeports et ta blessure, l'ambassade américaine de Belgrade peut nous obtenir un rapatriement.  
–Alors il vaut mieux fermer les yeux sur ce qui se passe ici et fuir en laissant les autres régler leurs comptes ?
–Qu'est-ce que tu veux, Teodor ? Sauver le monde ? Au cas où tu n'aurais pas remarqué, tant que tu resteras dans ce lit d'hôpital, il faudra que tu fasses comme si tu étais humain...
–Les infirmiers sont débordés, ils n'iront pas me courir après si je disparais.
–Et après, tu feras quoi de mieux ? Prendre les armes ? Mais au service de qui mettre ton fusil maintenant ? Teo, rentrons en Amérique. Si tu veux vraiment ce qu'il y a de mieux pour nous.
Les mains se rencontrent ; les doigts se serrent en silence, pour étrangler le suc amer de l'abdication. Sofia détourne le regard, les jambes croisés pour contenir le tremblement né de la rage de l'impuissance.
–Les autres Zečević s'apprêtent à lever le camp, vers l'Est. Je suis allée voir Radka pour qu'elle me tire les cartes.  Elle m'a dit : « Il n'y a que la mort pour vous, ici. Partez. ».

Les photographies reprennent les couleurs du bayou, les silhouettes des cyprès chauves bavant leurs feuillages sur les eaux étales. Elles se rapprochent du temps présent. L'enfant reconnaît mieux les lieux, le campement prend une forme familière. Son père endosse des vêtements divers : en bras de chemise pour travailler la terre ; en bleu de travail ; un casque sous le bras parfois, revenant de l'usine ou d'un chantier. Il avait de l'expérience en tout et de l'expertise en rien. On achetait sa force sans diplôme ; on le congédiait quand il semait un peu trop d'idées dissidentes dans la caboche de ses collègues. Drako Zečević avait fait naître en lui un fort intérêt politique, et sur de nombreux cliché un livre, toujours différent, dépasse de sa poche. Sofia avait repris les spectacles au Strange Carnival.
Sa grande sœur peuple maintenant les clichés ; il la rejoint rapidement ; tous deux grandissent au fur et à mesure des prises de vues, toujours plus espiègles, l'oeil de charbon alerte et le sourire malicieux. Shreveport, 2010. Anniversaire de Nina (12 ans) les montre dansant autour d'un feu, auréolés de la multitude de gitans en habits colorés.
Puis les photos s'arrêtent brusquement. Il n'y a plus rien dans le coffret de cuir.
Le petit pourrait chercher éternellement les traces de la mort dans cette boîte ; il pourrait quêter sans fin les reliques du désespoir de cette antre vidée de sa chaleur ; il pourrait fouiller longtemps, oui, car les journaux ont été brûlés, les pleurs séchés et les lamentations rendues silencieuses. Il pourrait seulement humer ce châle brodé, cette caresse douce aux fleurs diaprées, le parfum devenu imaginaire de celle qui peuplait autrefois ces lieux.

SHREVEPORT, LOUISIANE, 2010.
Les hommes s'activent pour amener du bois. Il reste immobile. Les allumettes craquent ; le feu peine à démarrer. Les bras de Simeon enserrent sa taille ; le petit a cessé de pleurer et fixe à présent les deux bûchers qui crépitent à peine. Enfin le feu émerge, écarte ses crocs brillants pour avaler les corps sans vie, et leurs affaires de mortelles. Pour effacer la preuve de la violence et permettre à leurs âmes de s'élever librement vers l'empyrée. Pour réduire à cendres ce qui autrefois était poussière.
Devant leurs yeux s'étale l’œuvre d'extrémistes nourris par la haine.
Devant leurs yeux s'étale l’œuvre des Humains d'Abord.
Sofia et Nina ne sont pas seules à payer le tribut de la folie des hommes. A travers la ville, d'autres êtres aux épaules courbées par le deuil débondent leur affliction. L'attentat a semé la mort et la destruction, sans distinction, sans subtilité, en parfaite iniquité.
Le brasier gonfle, s'enroule autour des silhouettes, dévore, et recrache vers la voûte noire du ciel des vapeurs plus sombres encore, exhalaisons caligineuses et cendres célestes. De la gueule incandescente naissent et s'échappent des centaines de fées nitides, éphémères, en explosions ardentes. Leurs craquements brusques et le mugissement de la fournaise écrasent le silence. Dans sa main, serrée à en faire pâlir les jointures, Teodor tient le châle brodé de Sofia, son parfum sur le nez pour faire barrage à l'air fuligineux et délétère. Il ferme les yeux et la danse infernale des flammes toujours imprime ses paupières.
L'évidence tourbillonne contre sa peau en vagues d'air igné.

La guerre, cette vieille salope, est de retour.