Elle court à travers la neige, véloce. Ses pas sont silencieux, d’une discrétion mortelle. C’est devenu naturel. Presque surhumain. Ses cheveux blonds flottent, ses yeux bleus ne cillent pas, son regard est celui d’un animal. Un animal en chasse. Instinctivement, ses doigts s’arquent sur son arc, qu’elle bande. La réflexion ne dure pas même une seconde. Elle décoche la flèche, qui file droit, dans un chuintement quasi-inaudible. La pointe atteint l’élan en plein cœur, transperce l’organe avec une précision chirurgicale. La bête s’effondre dans un mugissement plaintif, et l’enfant s’arrête. Le vent froid lui mord les joues, elle exulte. La chasse lui procure des plaisirs incommensurables. C’est un véritable jeu. Hari ‘avance jusqu’à la carcasse encore chaude de l’animal, et s’agenouille délicatement, tirant un couteau de l’une des poches de son large manteau de fourrure. Elle l’a déjà entendu, aussi ne sourcille-t-elle pas lorsque sa voix s’élève. « Ta course s’améliore. ». Elle ne répond rien, parce qu’il ne lui a pas apprit à dire merci. Néanmoins elle reste immobile, elle sait qu’il continuer. « Tu m’as presque distancé. ». Elle étouffe un rire candide et rétorque, désinvolte, dans un anglais très marqué par son accent : « Presque ? ». Elle a l’étrange impression qu’il sourit, mais n’ose pas se retourner. « Tu progresse en sarcasmes aussi, c’est bien. ». Elle n’a pas très bien comprit sa phrase et ne dit rien, jusqu’à ce qu’il la rejoigne, son corps herculéen s’accroupissant aux côtés du sien. Il glisse ses mains sous le ventre de l’élan, et lui donne un ordre à Hari, son regard plongé dans le sien. Aimant. Comme si elle avait vraiment été sa fille. « Aide-moi à le ramener. ». L’enfant sourit et son regard se perd dans le vague. Au loin, il n’y a rien. Pas de relief, pas d’horizon. Seulement une vaste étendue de neige. Ils sont à l’orée du bois. Elle repense à la ville, à ces souvenirs qu’elle n’a pas mais ces émotions qui sommeillent, malicieuses et cruelles. Vite, elle se raccroche à lui. Elle a une maison, une famille. Elle n’est plus seule. « Oui, papa. ».

Elle ne rend pas la justice, car la notion de justice lui est étrangère. La notion de mal aussi. Ce n’est qu’un jeu ancestral, primal. Elle ne voue pas la moindre haine à ces vampires, de la même manière qu’un chasseur ne hait pas le faisan qu’il abat. Erik n’a pas réussi à lui transmettre ce dégoût, peut-être parce qu’il ne le ressentait pas réellement. Il était comme un gladiateur, il vivait pour l’amour de la confrontation. Le seul homme qui la dégoute en ce monde, c’est Teodor. Elle trouverait cela drôle d’abhorrer un vampire pour un motif aussi humain, si elle avait de l’humour. Elle n’en a pas.
Son poing rencontre son ventre et elle se sent soulevée du sol. Ça lui fait mal mais elle tient bon. Hari retombe lourdement au sol, mais se relève presque aussitôt dans une roulade naturelle. Ces mouvements, elle ne les a pas seulement appris, elle les a vécus. Pendant plus de dix ans, presque tout les jours. Mais Hari n’est pas une machine, elle n’enchaine pas des gestes avec stratégie dans un but infaillible. Elle bouge instinctivement, se déplace comme un animal. Et ça le déstabilise. Il est jeune, n’a pas plus de quelques années à son actif. Son maître l’a sans doute abandonné. Elle l’a pisté pendant plusieurs semaines et il lui a semblé être solitaire, perdu. Les quelques meurtres qu’il commettait ne la choquaient pas, elle les comprenait plus que quiconque. C’est la chaîne alimentaire, le prédateur et la proie. Elle a décidé de le tuer pour s’entraîner, juste pour voir. Il s’élance vers elle mais elle l’esquive avec une vélocité qui le laisse perplexe. C’en est presque surnaturel, à croire qu’elle non plus n’est pas humaine. Elle glisse entre ses jambes et lui sectionne le tendon d’Achille. Elle se relève alors qu’il hurle. Il est agenouillé, il n’a jamais connu de telle douleur. Il manque d’expérience, il est encore trop humain. La main ensanglantée de la jeune fille se serre sur sa machette. Son corps lui fait mal, mais se régénère néanmoins à la seconde. Il l’a battue, coupée, tordue, et ce pendant plus de vingt minutes. Un mélange d’appréhension et d’excitation nait dans son ventre, et c’est sans une once d’hésitation qu’elle abat la lame au coin de sa nuque dans un bruit mat. Le sang jaillit, tâche ses bras nus, et elle ramène la lame jusqu’à elle. Il est agité de soubresauts, ne réagit pas. Elle sait que cela ne durera pas longtemps, alors elle recommence, une fois, deux fois. Sa peau se déchire et elle l’agrippe par les cheveux, tient sa tête droite, de sorte à ce que la machette puisse trancher le mieux possible.
Elle est assise sur le goudron, la tête posée contre le distributeur d’essence. Elle a une épaule démise, qui mettra quelques jours à se remettre. Elle a exploité son don au mieux, depuis si longtemps. Les coupures disparaissent au bout de quelques minutes, les os se ressoudent en moins d’une semaine. Lui n’aura pas cette chance. Sa tête a roulé jusqu’à ses pieds encore frétillants. Un poisson. Elle est saisie par l’image, repense aux bateaux de pêcheurs qu’elle a vus sur le chemin pour Oslo. Elle ferme les yeux et se rappelle la froideur du vent, le bruit des cornes de brume, les gouttes de pluie contre son visage. Elle ne se pose pas la question de savoir ce qu’elle fera une fois qu’elle l’aura vengé. Sa vie n’avait de sens qu’avec lui. Il ne l’avait préparée à rien d’autre.

L’appartement est miteux mais elle commence seulement à s’en rendre compte. Les chambres de l’hôtel où elle travaille sont nettement plus luxueuses et propres. Cela ne la dérange pas vraiment. Après plus de dix ans passés dans une cabane au milieu de la forêt sibérienne, une boite en carton lui semblerait parfaitement habitable. Ce n’est pas comme si elle envisageait de fonder une famille ici. Elle n’a besoin que d’un endroit où dormir en attendant de le retrouver. Qu’elle ai pu suivre sa trace relève du miracle. Erik lui avait dit qu’ils s’étaient battus à New York, que c’était là que tout avait commencé. Que tout s’était fini pour lui. Il lui avait aussi montré la photo de Teodor, qu’il avait trouvée dans les archives d’une mairie. Son visage froid, mauvais, perdu dans la foule des aristocrates, et son nom inscrit à la plume au dos de la photo jaunie par les décennies. Elle avait cru crier quand elle avait aperçu son visage à la télé, au travers de la vitre d’un magasin d’électroménager. Perdu dans la foule, la démarche assurée. La présentatrice était devenue comme transparente, les yeux de la gamine ne voyaient que lui. Puis le bandeau qui défilait, les mots « Manifestation anti-CESS à Shreveport » écrits en bleu sur blanc. Hari croyait au destin, elle pensait que c’était là la seule chose qui séparait les hommes des animaux, plus encore que le concept de conscience. A ses yeux, la vie était déjà écrite. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle avait prit le train pour Shreveport dans les heures qui avaient suivis, et c’était aussi l’une des raisons pour lesquelles elle ne craignait ni de mourir à leur rencontre, ni d’y survivre. Elle aussi connaîtrait sa fin, elle n’aurait pas à errer.
L’eau chaude asperge son corps nu, frêle et juvénile, indécemment sexy. Une véritable cover girl. Les garçons l’ont déjà remarquée en ville. Elle a couché avec trois de ceux qui l’ont abordée. Ça a été bizarre la première fois, mais elle ne pouvait ignorer son propre désir. Son voisin de pallier est amoureux d’elle. Il aime son visage froid et fin, ses lèvres roses et ses yeux d’un bleu de glace, La blondeur de ses cheveux et son accent à couper au couteau. Les filles de la maison close l’appelaient « Кукла ». Elle ne se rappelle plus du visage de sa mère, ni de celui des autres femmes qui l’ont élevée après son meurtre. Tout ce dont elle se souvient, c’est des mains sales des hommes qui payaient pour la toucher. Leurs ongles crasseux sur l’encre les billets rouges. Son corps entier se révulse. Elle a réprimé les scènes, mais les émotions l’habitent. Quelques nuits chaque mois, elles reviennent. La réveillent. Cela s’était estompé quand Erik l’avait sauvée, quand il l’avait ravie à ses gentilles maquerelles. Au bout de quelques années elle avait dormi à poing fermés. Mais depuis qu’il était mort, cela avait recommencé.
Hari se laisse glisser contre le mur de céramique blanche, l’eau venant rencontrer ses genoux. Elle ferme les yeux et de l’esprit redessine chacun de ses traits. Son sourire tendre, ses yeux sombres et ses mains puissantes. Elle sent des larmes brûlantes lui échapper, rouler contre ses joues, mais elle ne veut pas s’arrêter. La ville, ses bruits et les autres, tous ces gens, ça la rend folle. Elle a l’impression d’être perdue dans un cauchemar, que rien de cela n’est réel. Il lui manque et elle se sent tomber. Elle n’a plus de repères ni de certitudes. Le silence et la blancheur de la steppe enneigée lui manquent. Elle n’est qu’une enfant, et il le savait. Il savait ce qu’il lui infligerait en la laissant. Ses yeux se rouvrent, embués de larmes, et elle sanglote doucement. Elle reviendra sur sa tombe de fortune, y plantera un arbre. Un mélèze, puisqu’il les trouvait dignes. Elle redeviendra forte demain, alimentera le feu qui brûle sous sa peau. Aujourd’hui, elle le pleurera.