- Mère ? A qui parlais-tu hier soir, dans le jardin ?

Celle-ci s'essuya les mains sur son pantalon après avoir rempli son arrosoir.

- A ma sœur, trésor.

Je fis une moue réfléchie, ma lèvre inférieure recouvrant la seconde, les yeux regardant le ciel bleu. Puis je sursautai.

- Elle a rejoint pépé et mémé, tu m'as dis. Elle est revenue ?

Elle posa une main sur ma tête et sourit.

- Du moment que tu ne les oublies pas, ils seront toujours là.

Je plissai les yeux, haussai les épaules et m'en retournai tout excité vers mon nouveau train en bois.


...


De sa naissance à aujourd'hui, Alexei Miroslav Kovalevski était immergé dans la Mort.
Sa naissance ? Un jour particulier pour lui, comme ce fut le cas pour une communauté bien connue de tous levant encore des mystères au temps présent.
Sa fin, il n'y pensait jamais... souvent... toujours. Comment ne peut-on pas y penser alors qu'il s'agit de l'apanage des vivants ?
Mais comment la prendre au sérieux quand il s'agit de l'apanage des nécromants ? C'était là l'ironie quotidienne qu'il aimait se rappeler à chacun de ses réveils.

Ses premiers balbutiements se firent sur les airs d'un artiste sortant de l'ombre, Yuri Morozov. Il berça d'ailleurs ses premières années, alors qu'il n'avait pas encore conscience du monde. Avec une mère au foyer, et un père régulièrement en voyage avec son propre frère pour des affaires dites familiales, le niveau de vie n'était pas très aisé. La Guerre Froide n'arrangeait rien, mais c'était d'une certaine manière grâce à elle qu'Alexei naquit.

En effet, la famille paternelle avait des origines allemandes. Son grand-père, bien que portant un nom russe, avait été considéré comme un arien pure souche, même s'il renâclait quand il devait endosser ce nouveau costume qu'un démagogue, mégalomane, et subtilement fou, avait créé. Pour l'anecdote, celui-là n'avait rejoint les rangs SS en tant que chercheur que pour faire aboutir le projet Millenium. A ne pas confondre avec l'opération du même nom de la RAF, cela consistait à constituer une armée de mort-vivants qui combattraient encore et encore, sans jamais trouver de fin. L'Arme absolue était-elle une Légende ? Quoi qu'il en soit, c'est quand ledit projet fut abandonné en 1944 qu'il fuit l'Allemagne avec ses deux fils et sa femme malade, qui ne supporta pas le voyage et le stress occasionné.

Ainsi, arrivant à Omsk et entrant dans un cercle fermé de nécromants, l'un de ces fils, Dmitri Kovalevski, rencontra celle qui deviendrait la mère d'Alexei en 1970. De celle-ci, le temps manquait pour enseigner à son enfant les Arts Sombres. Quant à son père, il était sur la route avec son cadet. C'est donc dès l'âge de 4 ans que son grand-père entreprit de le prendre sous son aile et de perpétuer les savoirs de leur Lignée immortelle.
Une véritable histoire de famille n'est-ce pas ? On s'y perdrait...

Ancienne forteresse de bois, aujourd'hui capitale des Lumières, la vie n'était pas prenante, mais elle coulait lentement. Alexei Miroslav Kovalevski apprenait avec peu d'intérêt tout ce que lui enseignait son mentor, mais il retenait bien. Manipuler les cadavres que relevaient son grand-père l'amusait plus qu'essayer de les relever lui-même. Arracher un bout de chair ou triturer les méninges au sens littéral du terme attisaient sa curiosité sur les textures internes du corps. Parler esprit ? A quoi bon, on ne pouvait pas les toucher. Parler d'éthique ? Aucun intérêt puisque... "le mal ne dépendait que de l'idée que l'on s'en faisait". C'était d'ailleurs à ses mots que l'ancien décela la petite étincelle dans le regard de son protégé. Il irait probablement plus loin dans ce qu'il aimait appeler les Arts Sombres que ce qu'il avait pu lui-même approfondir. Tout comme son fils, auquel il pensait désespérément.


A 19 ans, l'annonce de la Chute du Mur traversa en grande pompe le monde entier. Et bien sûr, l'écho parvint aux oreilles de l'ancien. Non pas qu'il fut attaché à l'Histoire de son pays d'adoption... ou plutôt... si, il l'était bel et bien. Alors en famille, sans Dmitri qui avait semblait-il disparu pour des affaires plus importantes, ils se rendirent à Berlin.
Si seulement ils avaient pu l'atteindre. Un blocus de pro-russes attendaient quiconque souhaitait rejoindre la frontière.
Ils n'étaient pas seuls à vouloir tenter de passer la frontière polonaise. Mais tout ce qu'ils trouvèrent fut des volées de pierres et d'insultes. La police locale tenta d'atténuer les mouvements de foule mais ce fut un vrai carnage auxquels se vouèrent les rebelles. A cette époque, si la Révélation avait eu lieu, aucun ; oui aucun ; ne se serait opposé à cette famille. L'odeur du sang s'élevait des égouts, la Mort planait tout en fauchant par-ci par-là des vies au gré de ses envies... Et les Kovalevski avait les mains liés.

Décembre 1989. Alexei Miroslav n'oublierait jamais cette date.
Il avait appris ce jour que l'être humain pouvait tuer pour ses convictions "politique", mais qu'il pouvait aussi le faire sous couvert de fausses convictions. Il avait compris que la race humaine ne se respectait pas... que prendre la vie était facile, ou en tous les cas, trouver les raisons de l'ôter l'était. Il avait compris qu'avoir un pouvoir n'empêchait pas d'être vaincu, aussi puissant soit-il. Il savait ce que voulait dire le mot "impuissant". Il regretterait ce jour jusqu'à sa mort... Si elle venait un jour le chercher.
Cette après-midi était froide. Ils auraient pu voir le président français au côté des dirigeants allemands. Au lieu de ça, Alexei perdit son mentor, son maître... son grand-père. Il perdit sa protectrice, sa seule confiance... sa mère. Lui, jeune nécromant en devenir, avait du fuir la mort... en se CACHANT !

Derrière cette petite palissade moisie, les genoux recroquevillés, pendant que le regard vide de sa mère l'observait à travers deux planches mal agencées, il attendait. Nulle larme s'échappa de ses yeux humides, mais il laissa transparaitre son expression. Celle de la haine et de l'incompréhension. Pourquoi personne n'avait agit ? Pourquoi la Mort n'avait pas dansé avec les Kovalevski, plutôt que de les lui prendre ? C'était inconcevable... C'était...
Les bruits s'étaient tus quand il revint lentement à la raison. Il passa la tête par le dessus de sa prétendue cachette et observa les rues désertes. Sans attendre, il accourut vers ses proches parents. La tristesse n'avait pas lieu d'être. Pourquoi serait-il triste puisque... du moment qu'il ne les oubliait pas, ils seraient toujours là ? La phrase de sa mère retentissait et sa colère laissa place au sourire. Il n'avait pas compris à l'époque.

Il récupéra une brouette, y fourra les deux corps et partit se perdre dans un champ, non sans passer par diverses boutiques vidées de leurs gérants. L'esprit vide, il arracha l'herbe avec ses mains, s'entaillant parfois. Doucement, le cercle se formait...
Quand tout fut prêt, il patienta, le temps de se remémorer ce livre sur l’Évocation des Mânes. Il passa ensuite à l'action.
Malgré tout ses efforts, seul son mentor put être relevé... A vrai dire, celui à qui il tenait le plus. Assis en tailleur pour soulager son corps, l'échange ne dura pas longtemps. Et la première réaction de l'ancien restera gravé dans sa mémoire.

- Alexei... Tu as enfin réussi ?

Le nommé se passa une main sur le visage, en sueur.

- Ça fait 2 ans que je peux le faire, pépé... Mais je n'ai jamais voulu que...

- Tu as eu tord... Ce qui est fait est... trêve de parlotte andouille. Retourne à la maison, ton père m'a promis d'être de retour quand nous serions rentré il ne devrait pas tar...der... à...

Le corps s'effondra comme si les fils qui le maintenaient debout avaient été sectionnés. Même outrepassé, il était resté sénile...
Un petit sourire avant de commencer à creuser.
Durant tout le trajet du retour, qu'il fit seul, il cogita. Il aurait suffit de les terroriser, et il pourrait enfin siroter une bière en attendant de voir l'euphorie des gens et le changement du monde. Mais non... Et le pire dans tout ça, c'est qu'il n'avait aucun moyen d'alléger sa peine en se vengeant...



Rentré à Omsk, il eut la bonne surprise de voir non seulement son oncle, mais également sa propre petite famille, dont sa fille qui avait dû se laisser aller tellement elle était devenue grosse. C'est le rouge qui lui monta aux joues en apprenant qu'elle était enceinte. Ils avaient presque le même âge tous les deux. Mais avant que l'ambiance soit joyeuse, il avait fallu expliqué ce qu'il s'était passé. Et l'absence de Dmitri le rendait davantage nerveux. La nouvelle ne tarda pas à s'annoncer. Pour une raison que son oncle ne souhaitait pas mentionner, son père avait réellement disparu. Alexei eut beau le questionner, celui-ci ne changea pas de discours : il ne savait pas et prétextait ne pas avoir été à ses côtés 24h/24. Ces derniers jours avaient été suffisamment fatigants, et le fait de ne presque pas connaitre Dmitri, que cela l'atteignit moyennement. Il résuma de lui-même.

- Autrement dit, je n'ai plus qu'à me débrouiller seul.

D'une certaine manière, cela aurait pu lui plaire. Plus de règles, plus rien à penser à part soi-même... Mais son oncle, celui qui deviendrait le grand-père de Vladimir, avait d'autres projets pour lui. Jurant ironiquement sur la divine vodka, il ferait d'Alexei l'oncle de son petit-fils, quelque soit le temps que cela prendrait. Il était un Kovalevski, issu d'une longue Lignée, et celle-ci ne s'éteindrait pas avant que le Temps ne s'arrête.

C'est à cette période qu'Alexei se rendit compte à quel point son propre grand-père était "ancien"... Oui, il était vachement vieux en fait, mais il s'était bien caché de l'avouer. Il espérait secrètement être autant en forme qu'il l'avait été lorsqu'il aurait son âge. En outre, il put terminer son apprentissage, et l'entraînement était devenu l'apanage quotidien auquel il devait s'atteler. Souvent, peut-être trop, il était comparé à son père. Mais tout ce que les gens recevaient en parlant de lui était un regard noir. Alexei ne saurait jamais, alors qu'ils lui laissent au moins la chance de l'oublier...

Et le mois qui suivit, voilà qu'un bébé tout moche et rose pointe le bout de son nez. Le nécromant s'entendait à merveille avec ce père fou de joie, et c'est tout naturellement qu'il prit la place de son oncle, sans pour autant lui cacher qu'il ne l'était pas directement. Mais cela avait-il une importance ?
Pendant que les jeunes parents se plaisaient dans les cris, les urines et les moments attendrissants, si tant est que cela puisse vous paraitre possible dans une famille de releveurs de cadavres, Alexei décida d'entamer ses études pour devenir médecin légiste. N'était-ce pas là une vocation ? Entrainements quotidiens, plongé dans la mort jusqu'au cou, se sentir utile, et surtout... surtout... avoir une activité légale et une rentrée d'argent généreuse.

La famille, la Lignée, les transmissions du savoir... Tout cela commençait à l'exaspérer. Mais il devait bien l'avouer : devenir mentor à son tour pour un bambin qu'il avait lui-même été lui faisait agréablement gonfler son ego... Et sa fierté aussi. Il était vrai qu'Alexei avait plus d'affinités avec lui qu'avec son frère ou sa sœur. C'est ce qui avait piqué sa curiosité et c'est en creusant, en affinant ce lien étrange, qu'il s'était aperçu de la petite source de pouvoir au fin fond de son être.
La vérité, et qu'il n'avait pas eu le choix, aux premiers abords.
Le nécromant avait voulu sermonner son oncle qui partait sur la même voie dangereuse qu'avait emprunter son propre père : celle du voyage au détriment de sa famille. Il ne voulait rien entendre, prétextant, encore, que cela ne durerait pas.

4 ans plus tard, lui non plus ne revint jamais.
Et à nouveau, Alexei se retrouva dans une nouvelle famille affaiblie. Mais avec le temps, Vladimir devenait un peu comme son propre fils, au point qu'il en oublia de fonder sa propre famille. Oui, le temps passant, ces deux-là s'étaient rapprochés. Le nouveau mentor qu'il était devenu repêchait dans ses souvenirs ce que l'ancien lui avait expliqué et montré. Et quand il ne s'agissait pas d'initiation, Alexei lui parlait du monde, de la Mort et de la Vie, des curiosités de la nature et des âmes. Bon, effectivement, l'initiation ne s'arrêtait quasiment jamais...

En quelques jours, le monde entier se mit à trembler. Et cela devenait excitant.
La Révélation ouvrait en grand les Portes du Possible. Le concept même d'Impossible ne pouvait plus avoir de sens.
Alors pendant un an, l'esprit d'Alexei fut sous une intense pression positive, pleine de promesses.
Il passa un nombre incommensurable d'appels. Il préparait le terrain, délaissant quelque peu son disciple qui en avait profité pour se soustraire à quelques règles d'éthique. Mais ils avaient tous les deux un point commun : l'Ambition.

En 2008, Alexei parvint à convaincre la mère de Vladimir à le laisser l'accompagner pour les États-Unis. Les craintes de cette dernière étaient peut-être justifiées, mais fallait-il vivre dans la peur ?
L'année qui suivit, il trouva ses marques à Shreveport, mais il lui manquait quelque chose... A trop enseigner, il avait oublié que lui-même avait encore à apprendre. Et son point faible était encore le vaudou. Alors il avait laissé Vladimir seul, lui faisant confiance pour s'en sortir, et il partit pour l'Afrique Noire. Là, il trouverait ce dont il avait besoin. Il fit quelques apparitions à Shreveport pour faire avancer son projet, et voir si tout allait bien du côté de son disciple, ainsi que pour prendre du temps à son initiation. Cela dura presque 4 ans, avant de rentrer "définitivement" et fonder, dès son retour, la société Eternal Sleep.


Sa notoriété se fit grâce, notamment, à son entreprise de pompes funèbres, mais également en participant aux dîners du petit gratin de Shreveport. De petit garçon mal loti à ce qu'il était devenu aujourd'hui, sa fierté ne pouvait être ébranlé... sauf quand son neveu contournait quelques règles de bon sens. Le temps passant, le monde avait pris confiance, et le Consistoire naquit. C'était une nouveauté à laquelle Alexei ne souhaitait pas s'adonner corps et âme sans savoir ce que cela allait donner. Alors pourquoi pas encourager Vladimir à postuler, et en plus... être reçu. D'une part, il saurait ce qu'il advient en tant que Légat, d'autre part, cela affermirait peut-être l'esprit de son jeune étalon de feu.

Alexei Miroslav Kovalevski jouit aujourd'hui d'une stabilité sans précédent, d'un pouvoir satisfaisant et d'une position non négligeable.
Cependant, il reste beaucoup à faire. Sa Lignée n'évoluera pas sans rien faire, et ses recherches nécrotiques occultes ne font que réellement débuter. D'autres projets naissaient chaque jour dans son esprit étriqué, et il avait à cœur d'en réaliser un en particulier...

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